Puis, longtemps, je marche et je me force à chanter gaiement, je sautille avec lourdeur et je raconte des blagues à ma tête, d’une imagination déplorable et qui ne me font absolument pas rire. Je me pousse à avancer et je me moque des gens qui n’ont pas d’identité, ces ombres qui passent à côté de moi.

Ce n’est pas possible, ce n’est pas elle devant la vitrine regardant je ne sais quoi ? Ce n’est pas elle, elle n’avait pas cette coupe de cheveux, elle ne s’habillait pas ainsi, pas encore une femme. Elle se tourne de mon côté sans m’avoir vu. Si pourtant, elle lui ressemble trop… C’est elle ! Me cacher, m’enfuir (de dos elle ne me reconnaîtrait pas !), je suis sans réaction. Elle s’approche de moi tout en regardant l’intérieur d’un petit magasin de quartier. Comme elle allait me rentrer dedans, elle sent une présence, s’arrête… se fige de stupéfaction et blêmit. Je n’ose toujours pas bouger mais reste pétrifié à la regarder. Une femme. Toujours aussi belle malgré toutes ces années en plus, inscrites sur son visage. Cette jeune fille… devenue une femme. Elle recule d’un pas, semble vouloir émettre un petit cri qui reste étranglé. Je ne te veux pas de mal même si j’imagine que tu peux m’avoir en horreur ! Je t’ai tant aimée lorsque nous étions plus jeunes ! Comme on aime, adolescents, sans penser à l’avenir à plus d’un an. Tu m’as fait si mal que j’en suis arrivé à … Et là, te voilà impromptue devant moi, pâle comme devant un mort-vivant. Mais je ne suis pas mort, j’ai vécu dans la tombe ! J’ai payé je crois, je ne suis pas … n’aie pas peur de moi !

Seulement, aucun de nous deux ne sait quoi faire, quoi dire, quoi penser. J’aurais tellement voulu la voir, mais ce n’était pas le bon moment, je n’étais pas prêt à un tel choc. Et là, quoi ? Maintenant que nous y sommes :

l’inviter ?

la revoir ?

partir ?

parler ?

m’excuser ?

fuir ?

fermer les yeux pour tout nier ?

hausser les épaules ?

baisser la tête ?

attendre ?

pleurer ?

Poser plein de questions et n’avoir aucune réponse, sur le palier des incertitudes.

Quelle horreur cet instant de totale perdition devant cette icône de jeunesse et qui m’est désormais définitivement inconnue. Elle n’était pas une femme, c’est elle sans l’être. Moi-même, je suis ce que je n’étais pas. Et l’inverse. Mais voilà que le hasard refait se croiser ces deux changements et les confronte avec ce qu’ils ne sont plus…

Un homme vient se rajouter à ce face-à-face muet et craintif, une voiture passe dans l’indifférence, la ville continue autour de nous, il la serre dans ses bras. C’est un beau garçon bien habillé, sûrement quelqu’un d’instruit et d’intelligent, avec cet éclat dans l’œil qui lui donne son humanité : elle ne méritait pas moins.

Un dernier regard et le couple réuni s’en va. Elle est blottie et blême dans ses bras. Que disent-ils derrière moi ? Sait-il qui je suis ? Viendra-t-il me casser la gueule ? Qu’importe. Moi, je n’ai rien à faire dans ce cadre, ma place n’y a jamais été, je dois m’y faire et n’ai pas d’autre solution que de m’en aller à mon tour.

Il ne m’a rien dit. Peut-être n’était-il pas si intelligent que ça pour m’envoyer une phrase imparable qui m’aurait un peu plus enfoncé ? Peut-être s’était-elle trompée de chevalier servant et … Peut-être n’avait-il tout simplement pas à s’abaisser jusqu’à moi et, au contraire, il a été bien noble de ne pas attaquer celui qui n’a pas même pas le droit à la gloire du combat.