Je me retrouve dans un jardin public désert, après avoir erré à peine conscient de moi-même, si bien que je m’étonne même d’être là. Sans grand succès j’essaye de revisualiser le film du chemin que j’ai emprunté jusqu’ici. Peine perdue : l’aurais-je rendu sans m’en apercevoir ?…

Il fera bientôt nuit et déjà froid. Je me mets à chialer comme un con.

Heureusement la fontaine étouffe ces sanglots imbéciles. Que c’est dur de ne pas grelotter quand on oublie de se couvrir d’indifférence !

A droite, un vieux approche avec son clébard qui renifle partout s’il ne va pas sentir une odeur d’urine sèche. Le voilà, le vieux, qui passe devant moi en me dévisageant d’un air attristé.

— Heu… je… peux faire quelque chose pour vous, Monsieur ?

— Casse-toi, casse-toi, va au Diable !

Il part sans rien dire, je crois qu’il a peur en même temps qu’il sent en lui la morsure désagréable de l’ingratitude. Eh bien souffre de cette petite éraflure, cela fera une minuscule affaire dans ta soirée, tu raconteras cela à ta femme, c’est tout. Peut être que cela t’aura profondément énervé et te fera avoir un ton un peu trop virulent, alors elle répondra de même, l’escalade, les enfants qui se réveillent, les non-dits charriés par le prétexte aléatoire de l’événement, quelques bricoles mal rangées et refluées dans l’instant et demain nous discuterons de ton divorce… Et si j’avais lancé une bombe en croyant lâcher une pièce de monnaie bien au-dessus du sol, qui, telle une boule de neige, déclencherait une avalanche ?

De toute façon, je ne peux être sûr de l’impact de tout ce que je fais, dis, si je cache mon jeu afin de ne pas blesser, je ne peux rien maîtriser de tout cela, si peu pour quelque chose de si grand, alors ce n’est pas ma faute, je ne suis pas responsable des enchaînements… Et puis si un poil rebroussé met en péril la cohésion de tout le pelage, eh bien c’est que la bête avait des pieds de danseuse étoile, sa faiblesse c’est la sienne, mon rôle si minime, il pourrait faire une bonne compagnie sur ce banc…

Non merci, Monsieur. Non merci Monsieur, vous ne pouvez rien pour moi. A moins que vous puissiez me rendre l’innocence. Et rentrez bien chez vous, encore merci Monsieur ! Et puis n’allez jamais au Diable, je ne le souhaite à personne. Désolé, Monsieur, si je me suis égaré. Je deviens parfois vulgaire quand je me sens en état de faiblesse. C’est un moyen de se défendre, d’ailleurs beaucoup de gens agissent de même … Mais vous savez…

Pauvre idiot, t’es fier de toi, à te traîner sur un banc et à insulter la première main qui se tend ? Tu n’as même pas mangé. Mon pauvre, t’as faim, hein ?

Retour à l’hôtel, un départ pour rien, journée inutile, « bonsoir », « à demain », qui sera mieux peut-être si j’en ai la force. Je grimpe les escaliers, sinistres craquements, et entre dans ma chambre, ma balise et mon refuge. Deux jours que je vis à l’extérieur : de la prison et de la famille. Que ça me coûte donc, de vivre, et que mes économies ne sont pas si importantes que je puisse me permettre de vivre ce train de vie-là. Je regarde la chambre, ses vieux meubles, je sens la chambre, son odeur de renfermé et de poussière, je touche le lit, ses draps rêches, j’entends l’hôtel, son absence d’isolation convenable pour assurer l’intimité des chambres, même ce train de vie- est au-dessus de mes moyens bien longtemps. Paris n’a pas de prix. Je ferais mieux de rendre visite à la femme de Claude dès demain pour que cela soit fait, et puis rentrer chez les parents. Affronter ma honte droit dans les yeux et finir par vivre avec elle.