Evidemment Guy est revenu de son meeting du 23 avril, et aujourd’hui nous sommes le 2 mai 1972.

Ce n’était pas si évident que ça pour nous de nous arrêter hier, car, pour rattraper le retard pris à cause des activités extraordinaires (mais du plus en plus courantes, à vrai dire), nous sommes obligés de mettre les bouchées doubles. En même temps, j’aime ce que je fais, alors ce surplus de travail, je l’encaisse sans problème, sans voir en Guy un patron exploiteur. Pourtant en comptant les heures, je pourrais sans doute – mais Guy en fait autant que nous, c’est ce qui le distingue d’un patron extorqueur de plus-value. Et si je le charrie gentiment à certaines pauses déjeuner (c’est toujours un plaisir de ce géant gêné d’être un patron, et de l’ébranler par sa position de force-même !), je suis content du travail que nous accomplissons.

— Je suppose qu’à Paris ça a dû manifester sec et revendiquer, pendant qu’ici nous cédons au patronat sans rechigner !, glissé-je en m’adonnant aux joies du comique de répétition.

Guy semble alors se rappeler de l’existence du cœur politique de la France et nous propose d’un coup :

— Tiens, on va voir le journal télévisé, si vous voulez, avant de reprendre, comme ça on verra bien ce qui s’est passé hier à Paris et ailleurs.

C’est Marisette qui se lève et tourne la télévision noir et blanc qui se trouve dans un coin du salon et qui n’est pas allumée souvent. Nous regardons en silence, tous rivés vers l’écran et nous oubliant désormais les uns les autres pour un instant. Heureusement que cette force de désagrégation n’est pas trop présente dans la maison. Néanmoins, cette fois-ci les images que nous voyons vont être prétexte à confidences. Sans doute parce que nous ne regardons pas assez cette boite à images pour nous souvenir encore que nous pouvons nous parler et nous regarder.

— Tu sais, pendant que vous cassiez tout à Paris, moi j’étais assez neutre. Mais je sais que dans les réunions, les quelques paysans qui parlaient étaient du côté des flics. Ils pensaient qu’il fallait vous taper sur la gueule ! Et maintenant, maintenant qu’on vous connaît, je suis sûr que plus d’un commence à être avec vous…, dit-il à Alain et moi, surtout moi puisque je viens de Paris, où tout se joue dans la France jacobine.

Je me retiens bien de lui dire que pendant les « événements », je n’ai pas fait grand-chose, pas même dessiné une fleur dans ma geôle puante… Mais Guy ne m’en laisse par la possibilité de toute façon, puisqu’une fois de plus, une fois parti on ne l’arrête plus :

— Nous on était encore en République centrafricaine, on n’a pas connu ça. Les copains nous ont raconté que lorsque les Algériens ont été assignés à résidence dans le camp, pendant les troubles d’Algérie, ici les gens du coin n’en avaient rien à faire. Ils nous ont dit ça avec des remords plein les yeux. Si ça se passait de nos jours que nous aussi nous sommes victimes de la raison d’Etat, est-ce qu’on serait aussi fermés ? Maintenant qu’ils ont vu les sauvages de la ville débarquer chez eux cet été, est-ce qu’ils peuvent encore être choqués des accoutrements bizarres des arabes ? Est-ce qu’ils seraient toujours trop rivé sur leurs petits intérêts pour être indifférents au monde extérieur, faisant plus attention aux bêtes qu’aux hommes… Je pense que ce conflit nous a ouvert sur le monde.