Alors comme ça, Mme Friedemann (« homme de paix » : Dieu que c’est profond !) vous avez entrepris de raconter l’histoire de mon père, ainsi que de deux femmes qui sont mortes à cause de cet assassin. Oh non, je vous vois d’ici parler des hommes plutôt : les deux gentils qui se réconcilient, et moi le méchant qui refuse de penser que votre père ait survécu à son jugement représente une quelconque morale. Quant aux femmes, elles sont mortes, elles peuvent aller se faire voir !
Ainsi plutôt que de garder votre linge sale en famille, vous chuchotant votre honte dans le creux de l’oreille de génération en génération pour ne pas l’ébruiter, vous décidez de le porter sur la place publique. Je vous fais grâce de ne pas croire que le simple étalage de votre témoignage suffira à intéresser le lecteur, mais que vous espérez en tirer une espèce d’exemple édifiant les gentils républicains avides d’histoires qui finissent bien, parce que c’est quand même mieux quand ça rassure un peu et que ça élude les vraies questions. Que ça inverse les valeurs, faisant de moi le salaud du fait de ne pas vouloir sacrifier à l’idole du « vivre ensemble » et autres niaiseries que les vôtres savent inventer sans fin (vous ne savez sans doute faire que ça). Parce que je ne peux pardonner l’impardonnable.
Si je pouvais faire un souhait, outre vous montrer toute la fierté de mon doigt droitement dressé face à votre ridicule morale de supermarché pour « citoyens » shootés à la connerie lénifiante, j’aimerais tellement être le ver dans le fruit de votre œuvre ! Mais vous n’auriez pas le courage d’imprimer une seule ligne de ce que je pourrais écrire. Jamais vous n’accepteriez de décrire l’état pitoyable dans lequel Ambre a été retrouvée après avoir croisé le chemin de votre père. Je me suis réveillé un matin et mon père m’a dit que la frangine qui avait été si importante pour moi n’était plus. Ils n’ont pas osé me dire la vérité nue tout de suite, et je n’ai réellement compris que lorsque le procès a commencé. Qu’il devenait impossible de me la cacher plus. Qu’il a même fallu témoigner. Qu’on a fait un examen de nos personnalités, comme si nous étions accusés au même titre que le tueur ! Qu’on a mis Ambre à nu devant tout le monde, l’avocat ayant même prétendu qu’elle était suicidaire, lançant à qui voulait le suivre dans ses sous-entendus qu’un homme était juste venu l’accompagner dans sa démarche ! Il fallait répondre aux questions pernicieuses de ces ordures et sans même avoir le droit de leur casser la gueule pour la leur fermer.
Vous ne parleriez pas non plus de la lente agonie de ma mère, après celle d’Ambre. Comment elle s’est mise à fumer sans s’arrêter, les médicaments qu’elle devait prendre et qui ont achevé de la rendre folle, au point de se jeter d’une fenêtre, comme pour prendre la suite de sa fille, s’en voulant pour toujours de l’avoir laissée sortir ce soir-là qu’elle la savait mal accompagnée, pendant que mon père prétendait que « tout irait bien ».
Vous sauriez décrire l’angoisse qui m’a étreint à chaque fois que je m’approchais d’une fenêtre ? Vous sauriez dire que j’ai eu des phobies pendant des années et des comportements parfois inexplicables si on ne connaissait pas mes antécédents émotionnels – pour ne pas dire psychiatriques, parce que j’ai failli devenir dingue ! –, à un tel point que je fus longtemps désocialisé. Et que pendant ce temps, mon père me demandait d’oublier et refaisait sa vie avec une autre femme ?
Ah oui, parce que c’était facile pour votre héros ! Il était débarrassé de son ancienne vie et pouvait faire sa crise de la quarantaine, en retard certes, mais tout recommencer comme si de rien n’était. Revendant la maison familiale, liquidant le passé. Seul moi étais là pour le lui rappeler – j’avais eu le mauvais goût de ne pas disparaître moi aussi ! On ne pouvait tout de même pas me piquer pour avoir la rage du devoir de mémoire et le désir de vengeance, parce que je ne voulais pas signer l’acte d’absolution de ce type qui a tué… pour de la poésie ! Ça serait contredire la gentillesse éclairée de la bonne société des donneurs de leçons ! Alors il fallait bien que je pourrisse dans un coin comme les Soviétiques et les Chinois écartaient dans des camps tous les sains d’esprit qui ne voulaient pas chanter les absurdités de leur chef… Il fallait que je sois fou, c’est si pratique !
Mais je n’ai pas perdu la raison, malheureusement pour vous. Je suis le seul à pouvoir vous regarder en face et vomir vos tentatives de retournement de la situation. Je vous toise pendant que vous grimacez, débitant vos sornettes bienpensantes à des lecteurs trop abrutis par leurs années passées dans les mains doucereuses des idiots utiles de l’idéologie de la criminalisation des victimes et la victimisation des criminels qu’on appelle les professeurs, pour réagir sainement et avec le bon sens traditionnel du pays de Descartes.
Et la sœur qui pleurait tout le temps, vous allez en faire une sainte, n’est-ce pas ? Elle était tellement triste ! Ça la dédouane d’aimer un assassin ! On peut tout faire si on est triste. « Comprends bien, citoyen je vais te couper la tête, mais c’est pour ton bien, tu devrais me remercier de me donner cette peine qui ne me réjouit pas ! » « Vois, camarade, je vais te trouer la peau dans un peloton d’exécution mais ça me chagrine tant que tu ne peux m’en vouloir ! » Elle pleurait. Quel dégoût que cette famille de connards qui a continué à défendre leur rejeton, alors que celui-ci n’a même pas cherché à nier ce qu’il avait fait. Qui l’a fait en toute connaissance de cause, et qu’on a nourri et logé pour qu’il ait le temps de s’en souvenir, puis de faire des gosses, comme une gentille fifille à son papa qui finirait par raconter ses exploits afin qu’on ne les oublie surtout pas !
Je pense que vous aurez compris que je ne répondrai pas plus maintenant à vos questions qu’avant, que votre manuscrit a terminé dans ma poubelle car je n’ai même pas osé me torcher le cul avec, et que je vous conseille juste d’aller vous faire foutre par tous les trous qu’il vous plaira de vous faire boucher en même temps ! (C’est bien comme ça que vous me souhaitiez, non ? Aigri et indéfendable.)
Je ne collaborerai pas à votre fable de la réconciliation, de l’égalité dans la douleur, ou des justifications mystificatrices. Il fallait ma propre parole pour que votre père fût libéré, et il ne l’a jamais reçue. Le temps n’a rien changé, je suis fidèle à moi-même, moi, je ne trahis pas. La colère ne pourrit pas à l’air libre, elle se bonifie à chaque fois qu’un malfaisant peut le respirer. Vous n’aurez pas ma voix dans la chorale de la concorde et de l’amour au rabais, obtenu sous la torture des bons sentiments. Je chante fort et faux pour bien vous faire chier, laissez-moi au moins ça…
Il n’y aura de ma part ni oubli ni pardon ! Et je vous emmerde une fois pour toutes ! Voilà ce que j’en fais de votre main que vous avez le toupet de vouloir me tendre, gardez-la pour écrire vos saletés orientées qui raviront dans les chaumières bienpensantes et surtout épargnées.
Il n’y aura justice que lorsque votre père crèvera et que l’Enfer l’attendra pour lui faire payer ; ce que les hommes n’ont pas su faire sur Terre.