§6. Je me réveille. Il est horriblement tard en ce vendredi 14, la journée est déjà entamée et il faut que je profite au maximum des quelques heures où il nous est permis de sortir. Je me rase – je ne vais pas commencer à ressembler à un gauchiste maintenant ! – fais une toilette de chat (et Séléné au fait, que devient-elle ?, je ne l’ai pas vue hier !) et sors. En passant sur le pont de Pio Nono, je … Non, les corps qui flottent dans la rivière Mapocho n’existent pas. Il ne faut pas en parler. Les regarder même serait déjà un acte subversif. Moi-même j’ai le nez ailleurs, droit devant moi, j’évite de passer par les ponts. Je marche, vers rien, pour marcher, pour sortir de chez moi où j’étouffe. On lit la peur sur le visage des gens, désormais, presque tous, l’inquiétude du moins, elle les rend tous atrocement laids et faibles. Il faut rentrer, dehors c’est peut-être pire.
Et tout ça avec un mal de crâne lancinant qui ne me lâche pas. Avant, je détestais la vue du sang car, trop empathique, il réveillait en moi la douleur qui avait précédé son écoulement. Que mes sympathies différées étaient en dessous de la réalité ! Aujourd’hui, le calme est revenu dans les rues, presque trop, nous nous étions habitués aux manifestations inutiles et vociférantes, aux courses-poursuites entre casseurs et carabineros, aux lacrymogènes ; nous autres santiagais du centre-ville sommes comme des citadins qui viendraient de s’installer à la campagne. Et ce ne sont pas les quelques chars qui passent qui compensent ; on s’habituera, ce sera mieux maintenant, on ne va pas regretter cette agitation ridicule, mais la transition est abrupte. Nous nous croyions forts : nous n’avions rien dans les tripes, cette épreuve et nous voilà à nous dévider pitoyablement.