§6. J’étais heureux qu’Agustín me propose de le suivre, aujourd’hui, et qu’on retrouve des amis du coin, des voisins – mais je ne sais pas vraiment, dans cette commune, à quelles rues s’arrête cette notion, comme la ‘famille’ africaine. Des voisins, allons, avec qui j’ai déjà bu des bières et refait le monde. Enfin, ils l’ont refait et je me suis contenté d’apporter quelques comparatifs avec la France, que je connais toujours mieux que le Chili, même si voilà toujours plus près d’un mois que je suis sur place maintenant. Après avoir donné de mon temps – à défaut de mon sang – pour la Cause en déchargeant des camions de vivres, hier soir, il fallait que je voie quelque chose d’important : la création du cordon industriel Vicuña Mackenna, cette avenue près de chez nous (et la zone, par extension, avec le même flou aux frontières que pour les voisins). Cordon qui va rassembler une trentaine d’industries importantes comme Lucchetti et Iansa (aliments), Cervecerías Unidas (bière), Cristalerías Chile (boissons : lait, vin, alcools), Textil Progreso (vêtements), Easton Chile (meubles), Elecmetal (pièces de métal pour les grandes mines et les chemins de fer), Standard Electric (télécommunications, filiale de l’ITT), Vidrios Lirquén (verre), Alusa (emballages flexibles en aluminium), Laboratorios Geka (crèmes, désodorisants, dentifrice…) ou Sumar (textile, coton, nylon). Avec cette initiative populaire, cinq jours après le début de la grève des propriétaires de camions, les travailleurs de notre quartier mettent le bleu de chauffe et s’organisent spontanément pour trouver des solutions aux besoins les plus pressants, le manque de pièces de rechanges, de ressources, la mise en commun de personnel, que sais-je encore ? Comme d’autres avant eux dans d’autres communes. Et n’hésiteront pas à prendre le rôle que les patrons laissent vacant, feront tourner l’économie du pays que les puissants veulent saboter, gagneront cette « bataille de la production » que le Parti Communiste a lancé depuis quelques mois. D’autant plus qu’en parallèle avec cette force populaire spontanée, le pouvoir étatique organise l’état d’urgence dans Santiago et stipule bien que :

Arrêté 5 : le transport doit se normaliser.

Arrêté 6 : seront réquisitionnés les commerces qui n’ouvrent pas leurs portes.

Ainsi, malgré le froid de canard tombé sur nous subitement, en ce samedi où ils devraient se reposer – mais peut-on se reposer lorsque le sort de son émancipation est en jeu ? – une grande réunion était organisée. Les femmes peignaient des banderoles, on chantait, on dressait des plans. Ainsi, même si tout est fait pour bloquer le pays, celui-ci, représenté par ses vrais membres, le peuple, tient bon. Ce n’est pas à coup de baïonnette qu’on gagnera cette lutte, nouvel épisode dans les guerres psychologique et économique que la réaction mène, mais en remontant nos manches et en assurant la marche normale des activités. Ce qui est en passe d’être un défi gagné, et dont toutes les personnes présentes aujourd’hui à la création de ce cordon peuvent s’enorgueillir. On a aussi parlé de créer des bibliothèques dans les entreprises, d’ouvrir des consultations médicales et dentaires pour les ouvriers, de garderies, de transports des travailleurs, de cantine ou d’endroits où réchauffer leurs plats à la pause…

Et, espoir soufflant de loin, même la France manifeste son soutien au Chili, au Havre ! (Je ne devrais plus me sentir Français, mais je dois reconnaître que cela me touche et me rend heureux.)

Ce soir je suis fatigué après tout ceci, j’ai pris un livre que je ne lis qu’à moitié, l’autre moitié de mon attention étant dédiée à me repasser mentalement les images de la journée. Et je suis heureux comme ça. Les bourgeois fêtent, comme tous les samedis, leur week-end. Ils vont aller bouger dans les dancings de Providencia ou Las Condes1. Crier. Boire. Se remplir de paille pour se donner de la consistance et dépenser de l’argent pour s’offrir de l’importance. Se cacher qu’ils sont déjà morts.

Note

  1. Commune huppée de Santiago.

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