§21. La rue Vasconia se trouve dans un quartier populaire, qui n’a rien à voir avec celle où nous sommes désormais, quelque part à Vitacura, beau quartier, entre gens bien, réunis pour une soirée d’alcool et de discussions. Lisez par vous-même :

— Pour ma part je regrette amèrement d’avoir laissé Allende être nommé Président de la République en 1970, et non pas Alessandri1, comme la Constitution nous y autorisait. Il se serait démis peu de temps après et nous serions repartis unis avec le PN pour faire barrage aux marxistes. Demander des garanties écrites à Allende, lui faisant promettre de respecter la légalité, ne suffisait pas. Que valent des promesses de papier quand tout prend feu ? Lorsque je lis les déclarations qu’il a faites au Français, l’ancien compagnon de Guevara – vous avez lu ce texte, Juan ? — me demande Bernardo Leighton.

— Si vous parlez de l’entretien avec Régis Debray de 1971, oui, en effet — réponds-je.

— Eh bien, on voit bien ce que valent ces gens ! Un Président d’une république stable depuis 150 ans avouer sans gêne, dans un texte destiné à être publié, que pour lui la démocratie n’est qu’un tremplin « tactique » vers un régime socialiste, ou lorsqu’il parle de concessions nécessaires à faire pour calmer la bourgeoisie avant de la renverser, c’est proprement scandaleux ! Eux n’ont pas les mêmes préventions avec la démocratie et la liberté que nous avons eues avec eux… Nous avons laissé entrer le ver dans le fruit et nous voilà avec une horde de serpents !

— A la décharge d’Allende, ses paroles sont sûrement plus dures que ce que lui-même pense— tenté-je de nuancer. — N’oubliez pas qu’en parlant à Debray c’est à ses alliés cubains qu’il s’adresse véritablement, face à qui il doit montrer qu’il a l’autorité et la poigne qu’on lui reproche dans les Caraïbes de ne pas avoir. Je pense qu’il muscle son discours pour donner quelques gages mais qu’au fond ce ne sont pas ses pensées… cela dit, s’il a besoin de forcer les mots, il devra aussi forcer les choses lorsque son parti2 ou le MIR le lui demanderont, et, qu’il le veuille ou non, les actes seront les mêmes…

— En effet.

— Et à la décharge de votre parti, Monsieur le député, n’oubliez pas que M. Tomic3 a reconnu très vite la victoire d’Allende… la décision de nommer Alessandri aurait été non seulement fratricide pour la démocratie chrétienne, mais le risque de guerre civile était présent… je ne sais plus qui parlait d’une estimation de soixante-cinq mille morts en cas d’affrontement4, bien que je ne sache trop comment on calcule les morts potentiels d’une politique fictive…

— Ah, Tomic ! L’appui indéfectible de l’Unité Populaire, mais qui ne va pas se mouiller à faire partie d’elle comme Chonchol5 ou les autres du MAPU6. L’intègre planqué… Mais nous en sommes politiquement au même point deux ans après… Nous n’avons gagné qu’à ruiner le pays entre temps.

Ici, personne n’a le courage de rappeler au député que le pays n’était pas non plus dans une santé folle au sortir de l’ère Frei7, alors comme il n’a pas de contradicteur pour l’arrêter, il continue, il sait faire, il est à l’aise, c’est un politicien :

— Enfin tout cas, c’est fini. Avec la Confédération Démocratique8 tous ces gens-là ne pourront rester dans leur « marais ». Il va falloir choisir : ou ils rallient les marxistes, ou ils défendent la liberté.

— N’y avait-il pas des étudiants de la DC à la manifestation patriotique d’aujourd’hui ? — demande un des membres de ce petit cercle informel, réuni de manière un peu accidentelle ce soir-là.

— Oui, mais c’était un front patriotique. Sans doute un des derniers vestiges de l’unanimité ponctuelle9 qui a réuni le pays lors de la nationalisation de nos richesses minérales. La position confortable consistant à se faire l’allié des totalitaires sans se salir les mains, c’est fini.

Notes

  1. Candidat du Parti National [PN], parti conservateur, arrivé deuxième aux élections présidentielles en 1970.
  2. Le Parti Socialiste, dont il est un membre fondateur, alors dirigé par Carlos Altamirano.
  3. Candidat de la démocratie-chrétienne [DC] aux mêmes élections, arrivé troisième. Historiquement le PN et la DC s’alliaient pour cette élection. Cette alliance n’eut pas lieu en 1970…
  4. Difficile de savoir d’où Juan tire ce chiffre. Carlos Prats les évalue à 30 000 [Prats 1973, 177] et Mónica González évoque 100 000 morts [González 2000, 148].
  5. N’ayez pas peur, noms et abréviations revenant souvent, il sera facile de les mémoriser, et puis sinon tout le site est là !
  6. Mouvement d’Action Populaire Unitaire [MAPU], parti composé de dissidents de gauche de la DC, préférant la quitter pour s’inscrire dans le programme de l’UP en 1970.
  7. Pablo Neruda raconte [Neruda 1973, 409] qu’Andrés Zaldívar, ministre des finances du Chili sous Frei, avait assuré Radomiro Tomic que le pays n’en avait plus que pour quatre mois avant la banqueroute. La DC accusa ensuite l’UP d’une déroute économique qui lui préexistait pourtant… Néanmoins : « en 1971, l’augmentation relative de l’offre fut possible entre autres raisons grâce à l’accumulation de produits durant la dépression qui avait eu lieu dans les dernières années de l’administration Frei, la disponibilité de réserves étrangères qu’il avait laissé au gouvernement Allende et que celui-ci avait à disposition lorsqu’il assuma le pouvoir » [Israel Zipper 2006, 205].
  8. Créée en juillet 1972, la Confédération Démocratique [CODE] regroupe la Démocratie Chrétienne reprise en main par l’aile droite du Parti (Frei) et le Parti National [PN], conservateur.
  9. En effet, du Parti National au PS, l’ensemble du pays avait voté la nationalisation des ressources minières en juillet 1971.

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