§13. Jeudi, vers 18h, Jean passe devant la Bibliothèque Nationale, au sein de sa colonne de supporters venue de Cumming, puisqu’il vit dans le sud de Santiago et que la grande manifestation se rassemblant entre l’avenue Portugal et l’Alameda ayant été divisée en trois marches par secteur géographiques, il lui revenait de se mêler à ce groupe-là. En cherchant un peu au milieu des gens qui sautent car « qui ne saute pas est un momio », il arrive à rejoindre ses amis du cordon Vicuña Mackenna. Claudio est là, toujours présent même s’il accuse un coup au moral avec les demandes gouvernementales de reddition des entreprises non-prévues dans la liste des 90 prioritaires et donc nationalisables. Il sait que Luis Figueroa, ex-dirigeant de la CUT et nouveau ministre du Travail, a visité Elecmetal aujourd’hui, qui est sous contrôle d’un interventor1, mais ne sait pas encore l’issue de cette visite. Natalia ne viendra pas, encore une fois. Jean ne sait pas où elle est, si c’est pour son travail (dont elle parle très peu) ou pour ses activités militantes (dont il ignore presque tout), zones d’ombres qui le préoccupent régulièrement – surtout parce qu’il s’en veut de ne pas pouvoir lui faire confiance sans savoir. Et parce qu’il aimerait partager ça aussi, avec elle. On peut dire maintenant, sans trop se tromper qu’ils forment un couple, puisque tout doucement nous allons vers deux mois depuis cette soirée portègne où elle s’est donnée à lui – enfin partiellement, comme nous le constatons.

Juan, qui est allé travailler une partie de l’après-midi à son lieu de travail fétiche, regarde les amis de Jean passer, scrute les inscriptions sur les écriteaux, constate l’agitation des drapeaux rouges et écoute les chants et slogans, dans un calme parfait. Il se mêle à la foule à côté d’un collectif de mères – trop âgées pour lui, ne voyez pas le mal partout, il ne l’a pas fait exprès de toute façon – et regarde des jeunes crier « Créer, créer, le pouvoir populaire », slogan qu’il n’a jamais entendu et qui doit être une nouveauté éclose pendant la grève d’octobre. Jean a lui aussi noté ce slogan que les communistes ne font pas leur, toujours en marge des cordons industriels qu’ils voient comme un risque de dispersion, d’anarchie, de bicéphalie aventureuse, et ne jurent que par l’action gouvernementale et syndicale (aujourd’hui intégrée au gouvernement, donc, via la CUT). Lui-même ne sait pas trop comment se situer face aux cordons : il comprend les arguments du Parti, mais lui a trouvé sa place dans celui de son quartier, il s’y est trouvé une utilité, des amis… Agustín s’en est détaché, lui, des cordons, surtout depuis sa bagarre, occupé officiellement à des tâches plus productives pour les camarades, il veut créer l’URSS en Amérique du Sud, pas des petites utopies sympathiques mais provisoires. Il n’a pas sa carte du Parti et pas encore commencé à faire les démarches pour devenir Chilien. Jean donc : son colocataire a la sienne depuis longtemps – et commence de temps en temps à faire remarquer à son hôte français qu’il faudrait qu’il prenne parti, justement – et est né Chilien.

Seul Salvador Allende parle ce soir à la tribune. Jean ne ressent plus la même magie à l’écouter, puisque ce n’est pas si rare de pouvoir le faire. Même les Quilapayún, Tito Fernandez ou Víctor Jara, ne le font pas vibrer comme les premières fois. Il les apprécie tous, mais son esprit est tiraillé. Il pense à la France, à ses parents, à Françoise, aux pavés gris de Paris et a même un peu de nostalgie pour ses stations de métros qui puent la pisse – ici le métro est en construction sur l’Alameda, ce qui a gêné la marche en arrivant, d’ailleurs. Il ne sait pas s’il doit suivre la voie d’Agustín et de Pablo Neruda, qui l’avait aidé cet été européen. Ou si la route, moins lisible, du cordon, de Natalia, ou du PCR, qu’il doit encore rencontrer après l’invitation d’Arnaldo… il sait bien qu’il doit choisir en fonction de critères politiques et non humains, mais, quand bien même il accorde de bonne grâce à Agustín que les tactiques ne sont pas complémentaires et que les extrémistes nuisent frontalement à la position raisonnable de son Parti, il aimerait bien tout de même se dire que son choix n’est pas exclusif d’un autre. Et pourtant, il ressent au fond de lui, comme un petit poussin de doute sous sa coquille d’assurance, lorsque la presse communiste, qui expliquait que tout allait bien dans le pays pendant la grève, afin de motiver les camarades et de créer les conditions psychologiques capables de rendre vrais des faits un peu trop savamment choisis pour être honnêtes, explique désormais que cette même grève a fait beaucoup de dégâts dans l’économie chilienne. Si tout a normalement fonctionné, comment cela s’est-il produit ? Juan aurait évidemment sa réponse : pure propagande stalinienne, et rajouterait, de plus, que les comics américains qu’il lit sont plus sérieux que le Siglo. Il écoute néanmoins le Président socialiste parler jusqu’au bout et rentre chez lui après, sans rien dire.

La preuve que Jean est un peu ailleurs aujourd’hui, entre deux continents, entre deux chaises, entre deux choix, c’est que lorsqu’un chien de rue qu’il n’avait pas vu, couché par terre sur le trottoir, se met à hurler parce qu’il vient de lui marcher sur la patte, il lui crie un peu virulemment : « Oh c’est bon, excuse-moi, je ne t’ai pas vu ! » en français – ce qui est idiot, puisque c’est un chien chilien.

— Alors ? — lui demande Agustín, qui était là dans la maison lorsqu’il arrive.

— Allende a annoncé qu’il faisait grève à son tour car il est fatigué.

Le mouvement vif et le regard plein de reproches qui accueillent cette plaisanterie, le font regretter de s’être laissé aller.

— Pardon, non rien de particulier.

— Allende est infatigable, ce qui fait que je l’ai toujours préféré aux autres candidats de l’UP, même à Neruda, en 1969, qui nous représentait, pourtant…

Du calme Agustín, Jean avait peut-être juste besoin de rire, de repos, de réconfort.

Le lendemain, au retour du travail, alors qu’il va apporter à manger à des camarades chargés de s’occuper de la JAP ce soir-là, lorsqu’il croise un dirigeant syndical de Cristalerías Chile, il lui demande si c’est vrai que son entreprise « dépasse les records de production » comme il l’a lu aujourd’hui dans El Siglo. Et demanderait même à vérifier encore la réponse positive de ce dirigeant.

Note

  1. Un interventor est un fonctionnaire nommé par l’Etat, chargé de diriger une entreprise privée en attendant que son statut juridique soit réglé, qu’elle soit en train d’être nationalisée ou qu’elle soit occupée par les travailleurs.

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