§2. Une grande maison entourée d’arbres et de jardins, de courts de tennis et des terrains de football, située avenue Charles Hamilton, achetée grâce à la généreuse donation de groupes d’entreprises et d’anciens élèves de la faculté, et qui abrite la Fondation de Sciences Economiques de l’Université Catholique : voilà où je dois aller. J’ai une flemme d’étudiant commun, à vrai dire, et je resterais bien à ronronner sous le doux chatouillement des rayons de soleil, sur cette place près de Los Leones. Comme pour m’inciter à bouger, un mendiant, plutôt rare par ici, me demande si je n’ai pas quelque pièce pour aller s’acheter de quoi soulager son mal de crâne, car il vient de se faire une blessure, qu’il me montre d’ailleurs, du moins une cicatrice, je ne sais pas, moi, je ne faisais tranquillement rien à ma table et je ne suis disponible que pour une romance ou une discussion intéressante. Donc, non, je n’ai pas. « Dieu te bénisse, je prierai pour toi », me dit-il comme d’autres vous jettent le Mauvais Œil. Fais donc, mon brave ! Si tu crois m’occasionner quelque émotion que ce soit en me tendant la joue droite, tu peux même me tendre l’autre, je suis insensible au chantage affectif, je t’assure. Prie donc, prie. Du coup, déconcentré de mon oisiveté, je me mets à écouter le groupe de jeunes gosses des beaux quartiers à côté de moi, qui jusqu’ici n’était qu’un bruit d’ambiance pour moi :

— Quelqu’un va voir Juan Carlos, de temps en temps en prison ? — demande une grande jeune fille presque blonde, au décolleté plus que bienveillant.

— Non, la vérité, jamais je n’y suis jamais allé. Il était devenu si bizarre de toute façon — rétorque un petit freluquet sans envergure.

— C’est sa pauvre, la Noire, qui lui a tourné la tête, ces filles-là qui viennent du petit peuple sont dangereuses comme des sorcières. Enfin celle-là à part l’aimer, muette, et avec ses grands yeux pleins de demandes, comme un chien errant vous suit pendant des kilomètres, je ne vois pas ce qu’il lui trouvait.

— Une certaine pureté, peut-être, l’ingénuité… — reprend la plus belle et la plus sûre d’elle, avec le fendu de sa robe où l’on rêverait de déposer une carte de visite, malgré son air un peu superficiel. — Bon je vais aux toilettes.

Et toutes les autres de suivre, naturellement, allant en commando serré comme si elles allaient rejoindre Ernesto Guevara, en pleine jungle inhospitalière.

Pendant ce temps le seul petit bonhomme de la bande reste seul, en profitant pour se regarder dans le miroir qui lui fait face, dans l’entrée, avec attention, se recoiffant, soignant son style en remettant bien le col de sa chemise, affutant ses charmes, fier de lui. Qu’il est laid ! Temps pour moi de partir, ou je vais être plus Chilien que les Chiliens qui m’attendent, eux-mêmes désormais de bons mélanges entre habitants de ce pays et ceux des Etats-Unis d’Amérique, et toujours très ponctuels. En partant j’ai tout de même envie de décourager le petit avorton, et de lui dire ne pas se faire d’espoirs, que, vu sa tête, il ferait mieux d’essayer d’en séduire une qui l’aimera au moins pour sa situation sociale, et puis, m’arrête : les femmes sont tellement étranges qu’on ne sait jamais, d’ici qu’une me donne tort, et pourquoi ne pas le laisser rêver encore un peu ?

J’en suis encore à sourire de voir ce petit crapaud entouré de princesses hautaines, j’ai un peu envie de le mépriser, de m’en moquer, et pourtant. Je me vois à mon tour dans le reflet d’une vitrine que je croise. Je m’arrête. Non pas pour regarder ce que vend la boutique, cela m’est bien égal, mais pour me regarder moi-même. Qu’ai-je, au fond, de très attrayant ? Si je faisais la liste de mes défauts, je terminerais déprimé avant d’avoir pu la finir. Après cette réunion, où je devrais me dépêcher maintenant de courir, je vais encore cependant voir une femme que j’espère bien séduire, et avec qui je ne suis qu’en phase d’approche, bien qu’un rendez-vous en tête à tête soit déjà un pas dans la bonne direction. Qu’est-ce qui m’assure que je ne suis pas comme ce type, obligé de me mentir à moi-même pour garder cette confiance qui me fera réussir mon entreprise de ce soir ? Ne sommes-nous pas tous ainsi en train de nous protéger ? Combien d’hommes survivraient à la prise de conscience de leur condition ?, tels gros, imbéciles, laids, au métier abrutissant, au logement insalubre, qui tirent le sel de leur existence de leurs loisirs bas de gamme, de la télévision qui les abreuve, de quelques pas malines qui les font fantasmer parce qu’elles sont à leur portée. Que ferait-on si un jour tous ces gens-là se voyaient ? N’est-il pas nécessaire que des animaux les plus primitifs aux hommes les plus raffinés, toute sorte de degrés d’inconscience permettent aux individus de survivre ? En espérant sincèrement que la métempsychose existe et que les plus malchanceux n’aient pas leur existence pour seul expérience du monde… Mais si eux se trompent, ne suis-je pas en train de m’illusionner sur moi-même à mon tour ? Ce peut-il que jusqu’ici j’aie été fou ou qu’un malin génie m’ait mis un filtre déformant devant moi lorsque je tente d’avoir un point de vue extérieur et objectif sur moi-même ? Et pourtant si je doute je suis défait d’avance, ce soir, demain soir et tous les soirs où la poésie de la vie devra m’envelopper d’une couche de patine aveuglante…

Allez n’y pensons plus ! Je vais me focaliser sur le fait d’arriver à l’heure, tenter de convaincre mes amis de ne pas trop faire appel à l’Etat pour leur projet économique de rechange, et me persuader que je suis le meilleur, selon des critères savamment choisis pour m’arranger.

Les grandes entreprises attaquent non seulement les véritables intérêts des pays en développement, mais leur action irrésistible et incontrôlée se produit également dans les pays industrialisés où elles s’installent. Ceci a été rapporté récemment en Europe et aux États-Unis, qui a conduit à une enquête du Sénat des États-Unis lui-même. Compte tenu de ce danger, les pays développés ne sont pas plus sûrs que les sous-développés. Ce phénomène a déjà conduit à une mobilisation accrue de main-d’œuvre organisée, y compris les organisations syndicales importantes dans le monde. Une fois de plus, les actions de solidarité internationale des travailleurs, devront faire face à un ennemi commun : l’impérialisme.1

J’arrive un peu en retard, les tempes un peu humides mais le souffle calmé pour qu’elle ne voit pas mon empressement.

— Vous, en retard ! Ne vous ai-je pas entendu vanter tant de fois la ponctualité du Premier Monde ?

Juan, mon ami, mon frère, mon moi : 1) tu fais le bilan de ton stock de traits d’humour et tu nous toilettes ça pour 1973 ; 2) tu trouves fissa une réplique !

— Je suis désolé, Ana. Vous m’attendez depuis longtemps ?

Je ne considère évidemment pas ceci comme une réplique… Tu ne peux même pas lui dire que tu viens d’une réunion secrète importante, afin de jouer les baroudeurs mystérieux, et de lui laisser entendre qu’après tout ça le pouvoir te tendra la main… ce qui n’est pas vrai, sans doute, mais que les femmes aiment tous ces rayons de soleil, comme les bijoux qu’elles ont besoin de se coller sur le corps pour se croire brillantes…

— Non, mais du coup, connaissant vos scrupules d’être toujours même un peu en avance, je me suis mise à me demander si vous viendriez…

Fille de peu de foi ! – Vous avez remarqué comment la formule marche mieux avec « fille » que « gens » ? J’aurais dû écrire la Bible ça aurait été mieux fait…

— Il faudrait être fou pour ne pas venir lorsqu’on a rendez-vous avec vous.

Eh bien si je suis aussi bon toute la nuit, je ne vais pas m’ennuyer avec moi-même, moi, j’ai l’à propos aussi captivant que l’énumération des dimensions du Tabernacle…

D’ailleurs n’ayant, je pense, pas grand-chose à garder de cette conversation au restaurant, louons le génie qui a inventé l’ellipse. Nous avons croisé Neruda riant avec une horde de courtisans ou d’amis autour de lui, difficile de faire la part des choses, et j’ai dû batailler un peu pour décourager Ana, cette fausse mondaine, d’aller le voir : pourquoi aller importuner les gens à les saluer avec de vagues généralités inintéressantes si on n’a rien de spécial à leur dire ?2

Nous sommes allés danser ensuite, la belle, ayant bien bu, rêvant de se déhancher sur des musiques endiablées. J’ai beau essayer de la freiner, n’étant pas de ceux qui poussent les femmes à la consommation pour passer dans leur lit (le mien, évitons, j’aime mon espace privé et découvrir un intérieur visible d’une femme est une étape du plaisir qu’il y a à aller jusqu’à la fin de la nuit découvrir celui qui ne se voit pas) : coucher avec une fille ivre n’est pas glorieux, ivre-morte pas ragoutant. Malheureusement cette nuit je me suis contenté de la raccompagner en taxi jusqu’à chez elle, la laissant sur le perron de la porte, partie en courant pour vomir. Fille de peu de foie !

Et me voilà devant mon miroir, à me poser des questions, frissonnant de frustrations et d’un quart seulement de regrets : une femme ivre-morte qui vient de vomir, non, il faut se raisonner et se respecter. Qui du pauvre blessé fraternel, du crapaud inconscient, du malin génie m’en a voulu ce soir et s’est vengé ? Avait-elle besoin de boire pour se mettre à nu devant quelqu’un qu’elle ne désirait pas tant que ça ?

A quoi bon toutes ces questions, il vaut mieux dormir.

Note

  1. Tous les extraits non-sourcés sont tirés soit du discours de Pablo Neruda le 5 décembre 1972 au Stade National pour son hommage national, soit celui de Salvador Allende le 4 décembre à l’assemblée générale de l’ONU. Les mêler est voulu : il n’y a qu’une voix, celle du Chili, ce qui est une manière d’apporter un soutien ponctuel à ce que réclamera Natalia [en 1. V §28bis]
  2. Cette anecdote est fausse, puisque nous savons que ce soir Neruda est à Isla Negra. Il s’agit de Volodia Teitelboim qu’Ana, un peu saoule – mais il faut dire aussi que les deux hommes, amis, tous deux importants communistes chiliens et homme de lettres, se ressemblent physiquement – a confondu. Ce qui aura aussi trompé Juan. [Note du narrateur omniscient] Oui, vous vous étiez bien rendu-compte qu’il y avait bien une voix qui parlait de Juan et Jean à la troisième personne ?

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