§13. Cette fois-ci je voulais éviter le bar avec Luz, l’expérience de la dernière fois m’ayant suffi : il faut savoir supporter les regards que l’on pose sur soi avec un certain détachement et une indifférence solidement chevillée au corps, mais si on peut éviter d’être des bêtes de foire, c’est mieux. Du coup, je lui ai donné rendez-vous sur l’Alameda près de chez elle, et l’ai emmené en voiturejusqu’au Golf à las Condes.

— Alors ma chère Luz, comment vas-tu ?

— Je suis un peu impressionnée…

— Non, tu ne dois pas. Justement, je t’ai emmenée dans cet endroit pour que tu apprennes à ne pas l’être. Reste naturelle et soit fière de ce que tu es. Tes regards n’ont rien de sale, tu peux les poser sur les autres sans aucune gêne.

— Cela se voit que je n’ose pas regarder ?

— Oui. On dirait un petit cheval qui se met des œillères. Tu es entourée d’êtres humains, et je t’assure que toi tu n’as aucun complexe à avoir. Raconte-moi un peu ces derniers mois.

— C’est vrai que cela fait trois mois que l’on ne s’est pas vus, entre votre voyage en France et celui dans le sud…

— Ah ! Tu as bien reçu ma carte d’Argentine, je suis content !

Sa langue se dégourdit un peu, je la sens s’apaiser au fur et à mesure que nous parlons et qu’elle oublie un peu toute cette richesse qui l’entoure, son corps s’assouplit, ses mains se détachent de ses jambes où elles restaient cachées, et peu à peu elle cesse de me fixer pour oser laisser déborder un peu ses regards sur un monde qui n’est pas le sien. Une connaissance accompagnée de sa fille, ayant à peu près le même âge que ma protégée, vient me saluer, je la présente, comme l’ancienne élève qu’elle est, et c’est vrai qu’elle n’est pas habillée très à la mode, cette petite, je m’en rends compte en la voyant à côté de l’autre, mais qu’importe, c’est dans son attitude et non dans son accoutrement que je veux qu’elle apprenne à montrer qu’elle est une femme de qualité, qu’elle ose les regarder dans les yeux sans n’éprouver aucun complexe. Nous terminons nos sodas et reprenons notre route vers un parc plus loin, dans Las Condes. Nous marchons côte à côte, elle se tient près de moi, tellement que nos mains se frôlent parfois, accidentellement.

— Vous m’avez manqué ! — me dit-elle tout d’un coup comme si elle devait se soulager d’un poids.

— Toi aussi, petite — lui réponds-je sincèrement.

Elle me regarde et par une sorte d’attraction évidente nous nous serrons dans nos bras. Puis je la sens remuer agilement les épaules et délier un peu mon étreinte pour approcher ses lèvres vers les miennes, les yeux fermés, lancée dans un geste qu’elle veut sans garde-fous.

— Non, Luz. Pas toi…

Elle recule, touchée.

— Pourquoi pas moi ? Je ne vous plais pas ?

— Parce que tu as 18 ans et toute la vie devant toi. Parce que je t’aime trop.

Parce qu’il doit rester encore sur mes lèvres le goût d’une banquière à qui je viens d’apprendre à sucer la moelle de la vie sans gêne et sans crainte, à qui jusqu’ici l’existence n’avait pas encore révélé tous ses charmes, et que je ne suis pas vraiment l’homme qu’il faut pour une jeune femme comme toi.

— Je croyais que vous m’aidiez par amour…

— Oui, à ma façon. Mais pas de celui-ci.

— Je pensais qu’un homme comme vous ne venait pas dans mon quartier pour son seul goût pour la littérature, mais pour d’autres sentiments envers moi.

— Luz ! Je viens dans ton quartier parce qu’il me rappelle celui de la Goutte d’Or à Paris, où traine une forte population étrangère. J’aimais, adolescent, venir de ma rue de classe moyenne besogneuse, à l’orée des rues bourgeoises où je n’avançais pas sans un fort sentiment d’infériorité, pour me mêler à tous ces gens qui ne sont pas à leur place. C’était sale, passé Barbès, alors je n’avais pas peur de faire tâche. Etant tous des déracinés, je me sentais chez moi au milieu de ces métèques. J’allais sur le boulevard Rochechouart regarder les gens se faire arnaquer au jeu de la boule dans l’un des trois gobelets, je ne sais pas comment il s’appelle…

— Moi non plus, mais je le connais.

— … enfin, tu vois, quelqu’un « comme moi », qu’est-ce que ça veut dire ? Et puis dans ce quartier il y a ta famille, ta maman, veuve, illettrée et sans aucun diplôme qui se bat jusqu’à la dernière fatigue pour que vous, ses enfants, vous viviez mieux. Ta maman est la plus belle réussite de l’humanité. Et il y a ce que tu écris, qui a un potentiel énorme. Ton frère a été élevé comme toi, et tu vois bien qu’il prend une route sans ascension. Réussis, toi, ce que tu as commencé, ne termine pas couturière, femme de ménage ou coiffeuse, termine ton roman et je peux mourir tranquille… je ne veux pas t’embrasser, Luz, un autre plus jeune fera ça mieux que moi, je suis là pour te rajouter des virgules où tu en as oubliées et voir avec un œil différent ce que tu vas offrir au monde, j’espère.

Et nous serrant encore, je sens ses larmes couler sur mes bras en espérant que les miennes ne transpercent pas sa longue chevelure noire. Tu es le diamant qui justifie la mine, Luz. A toi seule tu vaux la moitié de toute la jeunesse décadente, arrogante et oisive de ces beaux quartiers. Et nous pleurons ensemble comme si nous venions de mettre au monde un enfant. Et je me reprends :

— Au fait, alors et ce roman ?

Mais pas elle, qui pleure encore et ne peut répondre. J’essaye de consoler cette petite bulle de douceur dans un monde qui s’affaisse lourdement, et risque bien de terrasser tout ce qu’il y a de fin et de délicat à portée de destruction. Voilà la femme. Elles peuvent bien essayer de se mettre sur la pointe des pieds, tenter de gonfler leur poitrine comme nous gonflons nos pectoraux, montrer leurs biceps, crier très fort, avoir les armes aux yeux, la féminité est là dans ce petit corps soulevé par ses larmes, qui s’accroche à ma chemise, la mouille de tendresse, ces petites mains fines et douces faites pour l’amour et non la guerre. Femmes, le monde n’est pas fait pour vous : vous ne méritez pas cette déchéance.Et lorsque je vois quelle haine j’ai pour le matou des voisins qui persécute Séléné, ma petite boule de poils noire qui est maintenant chez elle chez moi, j’espère du plus profond de mes entrailles ne jamais avoir de fille un jour, ne jamais devoir être le gardien de cette fragilité-là…

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