§14. Jean et Juan se rejoignent dans un café. Juan est arrivé avant son compère et lit La Prensa d’il y a trois jours, qui trainait dans sa mallette, en buvant un café. Il révise en quelque sorte pour devenir un bon démocrate-chrétien. On l’interrompt en français, Jean, bien sûr, qui vient d’entrer à son tour.

— Salut Juan, comment vas-tu ? — lui demande l’autre en s’asseyant en face de lui.

— Salut camarade ! Dis-donc c’est un beau bordel votre Parti Socialiste, là. Allende qui refuse d’intégrer le MAPU 2 (Garretón) dans le Parti parce qu’il soutient l’autre, celui de Gazmuri, alors qu’Altamirano soutient le premier, le plus excité, forcément…

— Je ne suis pas au PS, tu sais…

— Ah oui, toi, tu chantes l’Internationale en russe…

— Pas forcément, enfin, partons sur un autre terrain, si tu veux bien.

— Bah commence par boire quelque chose, ça va te relaxer.

C’est tout Juan, commencer par aborder les sujets qui fâchent, de but en blanc, et se moquer de la gêne que cela procure en l’autre. Jean n’est pas comme ça et ne cherchera pas à se venger. Une fois qu’on a parlé politique, qu’on ne peut pas parler travail ou argent, après une rapide discussion footballistique dont nous ferons l’économie mais qui tourne sur Colo Colo, le club-phare du pays en cette année, Jean se laisse entrainer par l’un (parce que, comme au début du dialogue, et dans un souci de cohérence, « l’autre » ce sera Juan jusqu’à nouvel ordre) sur le sujet des femmes. Il lui raconte alors en toute confiance ce qu’il vit avec sa collègue au comportement changeant, ou du moins changé, et, par contrecoup, Natalia.

— Et donc voilà, quelquefois j’ai envie de la tromper — avoue-t-il.
— Fais-le.

La réponse a fusé. Ils ont besoin d’un temps l’un et l’autre pour l’entendre.

— Note que je peux te dire ça de but en blanc parce que je ne la connais pas, je n’ai pas d’affect avec elle, je peux juger – hâtivement sans doute – sans me laisser empêtrer par cette sale chose qu’on appelle l’empathie. Ça a ses avantages de n’avoir jamais rencontré les gens… Elle est belle ?

— Tu parles qu’elle est belle ! Mais elle n’est pas seulement belle. Au Chili ce n’est pas original, on peut tomber amoureux tous les 100 mètres en se promenant au centre-ville, mais il y a quelque chose qui émane d’elle, une force…

— Mmm… tu devras me la présenter, une fois, dis-donc.

— Toi, Gros Minet, tu vas rester loin de ma souris…

— Soit, égoïste. En attendant : trompe-la.

— Non, si je le fais j’aurais mauvaise conscience…

— Et pourquoi as-tu envie de le faire ?

— Parce que Natalia n’est jamais là, toujours prise, toujours ailleurs… ça ne me dérange pas toujours, mais parfois ça me pèse.

— C’est un choix qu’elle a fait, non ?

Moue évasive qui esquisse un petit « oui » peu sûr de lui de la part de Jean.

— Néanmoins. C’est pour des activités plus hautes.

— Oui, oh, laisse de côté ce vocabulaire aristocratique. Ce sera haut lorsque vous construirez les mêmes tours que vous êtes en train de mettre au sol… Enfin, l’essentiel c’est qu’elle préfère jouer à la révolution que de te voir.

— Elle laisse aussi son fils, ce n’est pas que moi, je veux dire ce n’est pas spécifiquement moi qu’elle délaisse… Sinon je pense que j’aurais déjà arrêté cette relation.

— Tu lui en as parlé ?

— Je l’ai exprimé à trois quarts de mots.

— C’est bien, ça laisse de la marge : avec une personne censée vous aimer, cela fait une moitié de trop… Qu’elle laisse son fils est cohérent, mais ça ne change rien : elle a décidé de ne pas être présente, quelles que soient ses raisons, bonnes, grandioses, productives, etc. Elle prend ainsi le risque de créer cette situation où tu as envie de voir ailleurs. C’est qu’elle préfère donc faire ce qu’elle fait et te laisser papillonner ou te perdre, que de changer son emploi du temps. Elle t’autorise donc. Qui est l’heureuse élue ?

— Une lointaine collègue, si on considère que tous ceux qui travaillent dans le même bâtiment de la même administration le sont.

Aïe, j’avais un peu anticipé dans ma narration, il n’avait pas donné tous ces détails à Juan, donc. Désolé. Juan continue :

— Et n’as-tu pas déjà plus1 envie d’aller au travail qu’avant ? N’est-ce pas un petit détonateur, le matin, qui te fait sortir plus vite du lit dans lequel tu rêves de la mettre ?

— Oh, je ne crois pas que je puisse la mettre dans mon lit… il n’est pas très confortable. En plus ma logeuse n’est pas très sympathique, je ne l’emmènerai(s) pas chez moi.

— Tu sais que dans cette foutue société amorale et consumériste, certains ont encore le droit de te proposer des chambres sans te demander ton état civil ni vérifier le lendemain la virginité de la personne qui t’accompagne… Profites-en, ce n’est pas dit que tes copains soient si libéraux : rien n’est plus régulé que le sexe dans une société collectiviste où le Tout a le droit de s’introduire dans toutes les parties, y compris (et surtout) les plus intimes. Si tu veux des adresses, j’en ai, je peux même te conseiller des numéros de chambre jouir de la vue, après l’avoir fait avec la femme. Tu dis que tu viens de la part de Francisco Jiménez de Cisneros et ils te feront un prix ! (Rire franc) La blague me fait toujours rire, pas un seul de ces incultes de réceptionniste pour la remarquer !

— Hey calme-toi, coco. Je n’ai pas dit que j’allais céder à mon caprice, aux diktats de mon corps. Etre adulte c’est aussi résister à ses pulsions.Il faut que je réfléchisse.

— Réfléchir ? Ré-flé-chir ? Mais si cette femme te plait qu’est-ce qu’il y a à cogiter ? En matière d’amour penser c’est se condamner à ne pas être ! Si la femme te plait, tu l’approches, tu la renifles, tu essayes de comprendre quelles sont les clefs qui la font s’ouvrir, et tu épuises tout ton trousseau jusqu’à cette dernière porte que tu atteindras en la troussant !

— Et la fidélité ? L’engagement ? La confiance ? Ça sert à se curer les dents ?

— Oui. Ça fait un beau sourire d’hypocrite. Une belle devanture. Ce qui produit le regard hébété des voisins et des amis, le « non, je ne peux pas croire ça de lui ! » lorsqu’ils apprennent qui vous étiez vraiment. Tu as remarqué comme le métier d’acteur est surévalué ? On s’agenouille devant eux à en regretter le polythéisme catholique et ses icônes, alors que nous sommes tous acteurs ! Celui qui arrive à avoir une double vie pendant vingt ans en vivant ses deux existences parallèles dans la même ville mérite toutes les récompenses, ça c’est de l’art ! Et l’on prime quelques belles gueules qui passent derrière les caméras et peuvent refaire vingt fois les prises… Va te planter quand tu mens à ta femme ou ta copine, ça c’est du cinéma, sans filet protecteur et avec une vraie tension !

— Ce sont des valeurs tout de même !

— Oui, oui. Ça sert aux couillons qui ont peur de se faire piquer leur femme. Tu sais que la bigamie actuelle n’est qu’une misérable invention égalitariste ? Considérant que la nature fait bien les choses et que statistiquement, dans un groupe humain étendu, le nombre d’hommes et de femmes se trouve plus ou moins à parts égales, chaque corniaud a une chance d’avoir la moitié de sa paire. Dans un régime de liberté, il n’est pas dit qu’un homme plus intéressant qu’eux ne leur pique pas, même un soir de désœuvrement, pour la beauté du geste ou aidé par l’alcool, la femme sans intérêt qu’ils ne se feraient normalement pas chiper, même en la laissant trainer sans surveillance… Mais non ils se marient, se jurent fidélité, se marquent d’un anneau pour que tout le monde voie bien leur appartenance à quelqu’un d’autre, que personne ne vienne les tenter ! Les alliances, quelle bêtise ! Une femme mariée qui aime son mari, tout son comportement est une alliance ! Et puis la fidélité c’est une ânerie qu’on se répète pour se persuader qu’elle existe ! Comme Dieu, ils se réunissent pour l’invoquer pensant qu’une fois qu’ils ont réuni un certain quorum de gentils naïfs, Il commence à exister. Oui, Il existe : dans leurs têtes vides, il y a toute la place qu’Il veut ! Il agit, parce qu’ils lui donnentl’existence. La fidélité, c’est pareil. C’est un remède contre l’impuissance à séduire plus qu’une fois dans sa vie une malheureuse qui a besoin d’un toit et d’un avenir assuré. Ça a la même valeur que « l’argent ne fait pas le bonheur » ou autres consolations géniales tirées de la grande anthologie de la niaiserie populaire. Mais donne de l’argent à un homme, une situation, et il fera l’amour comme jamais ! Parce que nous sommes comme ça, Jean, on veut aller vers l’autre, le désirer…

— Le posséder, l’avoir, le dominer. Tu décris une mentalité de consumériste.

— Haha. Tu sais que ton Chef Suprême, ton Leader, ton Saint, Môssieur Président : c’est un gros baiseur. Gros, gros ! Neruda, ton ami communiste, le manieur de mots, tu sais qu’il manie aussi…

— Je sais !

— Et alors ? L’Homme Nouveau que les bulbes atrophiés de vos idéologues nous préparent sera un castré ? Vous allez tous nous couper les couilles pour gérer les conflits dans la société ? Ça fait partie de vos projets d’asservissement généralisé ? : la testostérone déclarée petite-bourgeoise et social-traître ! Depuis le lyssenkisme, tous les délires sont permis, non ? Et dans le Paradis rouge, la sexualité ne sera réservée qu’aux plus méritants, vous contrôlerez la société par les couilles comme vous commencez par l’asservir par le ventre, vous réserver une élite le droit de se reproduire ? Parce que, ne rêve pas, Jean, il n’y a pas de société plus inégalitaire que la communiste : Brejnev et Castro bouffent et baisent comme des ogres pendant que les autres meurent de faim et l’ont toute molle, …encore qu’à Cuba les tropiques ça stimule les envies, il faut bien qu’il leur reste quelque chose ! J’en étais où, ah oui, à une élite, Platon avait prévu ça déjà dans la République, la race d’or qui se reproduit entre elle, d’où sortiront les dirigeants. Pas fou Platon, pas démocrate, il a déjà plus progressé que vous dans ses réflexions, il est à l’étape suivante pendant que vous vous débattez encore à défendre des principes que demain vous foulerez aux pieds. Tes futurs tortionnaires ont besoin de petits comme toi, pour arriver au pouvoir, se créer leur dynastie, et ensuite tu retournes dans la haie, brave citoyen-camarade combattant pour eux… Tu sais, vos scénaristes ne sont que des plagieurs de films d’horreur écrits il y a des millénaires…

— Tu as bu, Juan.

— Pas assez, j’ai soif ! Et j’ai toute ma tête, je n’ai jamais besoin de me cacher sous l’alcool. Sache-le.

— Tu vas encore plus loin que ce que tu pensais à 20 ans… Je pensais que nous étions jeunes et que tu faisais de la provocation, mais non, tu penses toujours la même chose !

— Je suis jeune depuis des décennies et je fais toujours de la provocation !

— Ça me fait rire, parce que Françoise m’avait parlé en bien de toi, une fois. Avec un peu de chaleur, et un ton différent. On était jeunes, comme vers 16 ans, et je l’avais mise en garde contre toi, et tes idées farfelues !

— Ah oui ! Ahaha ! Et que t’a-t-elle dit ?

— Que j’avais raison, que jamais elle ne pourrait être avec quelqu’un comme toi.

Juan rit à en tomber de sa chaise !

— Pourquoi ris-tu comme ça ?

Juan redevient tout d’un coup sérieux, même si un débris de larme lui reste encore sur la joue droite.

— Je repensais à ta petite sœurette si sage de nos 16 ans. Tu avais raison, cela dit, elle ne pouvait pas être avec quelqu’un comme moi.

Juan est maintenant grave. Comme revenu sur Terre, d’un rêve qui l’avait transporté ailleurs.

— Bon, j’ai tellement parlé que tu me crois ivre. Dis-moi ce que tu penses, toi ! C’est trop facile de laisser l’autre s’exprimer et de se contenter de donner quelques bons ou mauvais points. Parle-moi de tes sentiments. Laissons la politique, c’en est assez. On avait des chemins de traverses à te faire prendre.

— Je pense que le temps est la plus grande des valeurs, il bonifie une relation.

— Tu crois ? Dis-m’en plus.

— La vie est un ancrage perdu dans l’immensité des siècles. Nous sommes des grains dans un désert, tout ce qui précède nous nie, ce qui suit nous ignore, et les vers nous mangerons. La présence d’un témoin à nos côtés est comme la preuve de la réalité de notre passage. Il n’y a de témoin plus proche que celle avec qui on a vécu ce que nous avons de plus intime, créé de plus fort dans l’enfantement, dans la perspective d’une hérédité, d’une continuation de notre être. On n’a le temps que pour une vie, la sienne. Une vie d’homme. On ne peut se préoccuper que de soi, et par soi j’entends tout le réseau d’amour et d’amitié qui sont des prolongations de nous-mêmes. Les êtres humains s’épousent, se choisissent et se supportent parce qu’ils se connaissent et s’apprécient malgré leurs défauts. Une vie passée ensemble, avec ses épreuves, vaut le prix du plaisir d’entendre son biographe raconter sa propre histoire, avec ses parties peu honorables mais dans la bienveillance et sans reproches, et le bonheur réside dans cet échange de bons procédés, dans ces fils épars, ce lacis de solitudes qui s’enroulent et tissent une tresse. Toi, qui donc sera ton biographe au moment de la décrépitude ? Ton appui au jour où tes os n’y suffiront plus ? Quelle suite à ton existence ? Quels repères ?

— Sauf que ton problème initial est que ta belle n’est jamais là. Donc ton amour-témoignage, là ça ne tient pas…

— Mmmm. Ici, c’est vrai. Je dressai un idéal. Pourquoi m’as-tu laissé continuer alors ?

— Parce que j’avais soif d’avoir trop parlé avant, j’avais besoin de retrouver un peu de salive. Et puis c’était beau. Je le ressortirai à une jeune fille un peu naïve chez qui je ressentirai l’envie d’entendre de telles histoires. Je n’ai pas la télé et ne lis pas de littérature rose, je ne sais pas trop comment on séduit ces femmes-là… Cela dit, entre nous, l’amour que tu dépeins est un esclavage. Que te sers d’écouter une histoire ennuyeuse à dormir ? Moi, je me supporte seul et mourrai sans continuation mais que m’importe de m’enferrer ? Je préfère une impasse qui soit une apothéose. Bon, trêve de plaisanterie : quand boit-on à ta liberté sexuelle retrouvée ?

— Juan !

— Fais juste attention, mon vieux pote !

— A quoi ? A ne pas me laisser entrainer sur la pente de ta débauche ?

— Non, à ne pas prendre trop de douches, tu as entendu que le prix de l’eau potable va bientôt augmenter de plus de 100% ! Et vu que les réajustements de salaires ne sont pas prêts d’être votés, évite de trop te salir, hein.

— C’est plus me salir l’âme dont j’aurais peur, en fait.

— On se blanchit plus facilement son comportement passé que la peau, tu sais ?

Note

  1. Juan prononce fortement le ‘s’ final qui distingue à l’oral le ‘plus’ de la langue française qui additionne (adverbe de quantité), de son ‘plus’ qui marque la fin de quelque chose (particule négative). [Note d’un spectateur privilégié qui a vu la version cinématographique du texte]

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