§19. Jean l’a noté un peu plus haut, la grande question des tractations en cours pour former un nouveau gouvernement est essentiellement celle de la présence de l’Armée. Il semblerait que ce ne soit plus le cas. Le départ des généraux du gouvernement permettrait à Allende faire passer à nouveau certaines mesures grâce à des décrets d’insistance. Comme le rappelait Arnaldo l’année dernière1, il ne pouvait plus beaucoup les utiliser tant que les généraux étaient au gouvernement, puisque cette forme de “passage en force” revient à reconnaître la primauté de l’exécutif sur le législatif, et les Forces Armées, bien que participant au gouvernement, ne devaient pas prendre parti. D’un autre côté le retour des ministres-généraux aux strictes affaires militaires fragiliserait Allende, celui-ci étant contraint de chercher des appuis au-delà de l’UP s’il veut diriger puisqu’il ne pèse pas d’un poids suffisant dans les deux chambres pour se passer de la DC et qu’il n’a pas une base populaire suffisante – cette masse sans contour très précis qu’on appelle « pouvoir populaire » étant plus dans la ligne révolutionnaire de la frange gauche de l’UP, sinon du MIR – lui offrant la possibilité de mettre la force dans la balance pour faire pencher en sa faveur le jeu politique. Devant se passer du renfort extérieur au champ politique que lui offrait l’Armée lui permettait le fait se trouver face au vieux dilemme qui était le sien avant même le début de son mandat :

  • s’ouvrir sur sa gauche signifie bloquer toute discussion avec la DC et renvoyer celle-ci encore plus dans les bras du PN, voire accélérer le mécontentement de l’aile droite des militaires et avec ce mécontentement les risques de coup d’Etat.
  • s’ouvrir sur sa droite, c’est-à-dire privilégier la ligne du PC contre celle de l’aile altamiraniste du PS, et dialoguer avec la DC, permet de neutraliser le PN, mais fait courir le risque d’une rupture avec cette partie du PS assurant la jonction avec l’extrême-gauche, et par la même occasion, une partie de tous ces gens qui participent au pouvoir populaire, et qui sont aussi les électeurs. Ces mêmes électeurs qu’il va falloir satisfaire, maintenant, après la campagne, et qui n’auront plus moyen de s’exprimer par les urnes (donc uniquement par les armes ?), qu’il ne faut pas pousser au désespoir de la radicalisation, le MIR n’attendant que ça pour les entrainer dans une aventure malheureuse qui irait à l’encontre de cette « voie pacifique » qui a été vendue à l’opinion publique internationale.

La déchirure du MAPU, survenue au début du mois, outre le fait que le MAPU en soi était un symbole de la déchirure de la démocratie chrétienne en 1970, est un symptôme de cette grande coupure qui menace de déchirer la relativement mal nommée Unité Populaire. Et tout habile que soit Allende, qui non seulement a réussi à rassurer la démocratie chrétienne au point d’arriver au pouvoir en 1970 en signant des garanties concernant la légalité de son action – qu’il n’a pas (encore) enfreinte – puis à tenir avec cette équation insoluble depuis trois ans, il ne peut obtenir l’impossible même en le désirant très fort…

Avant d’aller au Stade National, Jean aimerait appeler Natalia à Temuco où elle se trouve pour la journée et jusqu’à mercredi (soit : dans trois jours) au moins, pour assister à la rentrée des classes de Pablito. En vérité il aimerait leur téléphoner à tous les deux. Mais il n’a pas envie de tomber sur les parents. Il a l’impression d’avoir 15 ans, lorsqu’on devait flirter dans les parages et sous la surveillance des parents de la jeune fille ou de quelqu’autre chaperon. Que vous lui écriviez chez elle ou l’appeliez au téléphone, toujours il fallait franchir le sas parental et sentir comme devoir payer un droit de passage. Adolescent c’est acceptable, même s’il y avait encore possibilité de passer des lettres en douce, hors du réseau des PTT, quitte à passer par le réseau des copains et copines. A 34 ans, c’est étouffant. Si c’est elle qui appelle, il faudra alors aller dans le salon de Marcia et accepter qu’elle laisse trainer son oreille indélicate, ce qui n’est guère plaisant non plus, comme mettre du sel dans un bon yoghourt aux fruits frais.

Ce n’est pas tout, il est déjà 21h dans le Stade National, et au milieu des chants les drapeaux noirs et blancs flanqués du profil du visage du fameux chef indien, les spectateurs s’agitent et trépignent d’impatience : ce soir Colo Colo joue sa qualification au second tour de la Copa Libertadores contre l’équipe équatorienne du Nacional. Ce n’est pas rien et ça va nous laisser le temps de réfléchir à tout ceci.

Note

  1. En 1. III §7.

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