§20. Les deux équipes rentrent sur le terrain, prêtes à jouer ces 90 minutes pour le plaisir puisque Colo Colo est déjà qualifié pour le prochain tour de la Copa Libertadores. En gagnant 5–1 il y a trois jours contre Nacional, notre équipe fétiche s’était replacée deuxième, et comme l’Union Española a eu la bonne idée de battre à son tour les Equatoriens, ces derniers se voyaient éliminés au soir de leur défaite. Ce sera un match sans tension. Du coup, je vois le visage de Claudio changer, lui qui venait de me raconter comment son entreprise a commencé une grève il y a deux jours, s’illuminer, son enthousiasme revenir, ses soucis s’envoler aux premiers applaudissements qu’il fait retentir.
Pourtant, moi je n’arrive pas à oublier ce qu’il vient de me dire et surtout les raisons de cette grève : les fonctionnaires du Ministère du Travail voudraient illégalement annuler un accord salarial signé récemment avec Sumar parce que les travailleurs de la firme Hirmas (eux aussi dans le coton et aussi entreprise nationalisée) se sont rendus compte que le leur, signé il y a peu alors que le Ministère leur demandait d’être raisonnables, était injustement plus avantageux que celui obtenu par les 2450 ouvriers de Sumar. Du coup les uns se mettent en grève pour éviter tout recul et les autres, voyant qu’ils auraient pu obtenir mieux en étant moins bêtement raisonnables, projettent de le faire à leur tour bientôt. Et je me souviens aussi de ce que nous disait Agustín, il y a peu, à une réunion de secteur du PC ; que les temps n’étant pas faciles, les ouvriers doivent comprendre que le gouvernement populaire ne peut pas céder à toutes les demandes, qu’il faut être responsable et attendre un peu que les forces de notre camp s’affermissent. Et j’ai du mal à ne pas dire à Claudio, que peut-être ce serait plus sage de niveler par le bas leur salaire sur ceux de Hirmas. Je ne sais d’ailleurs pas si ce discours est celui des nouveaux exploiteurs, des bureaucrates, des traitres de la révolution. Et s’il ne serait pas non plus égoïstement dans mon intérêt de me taire car je ne cache pas que je ne serais pas contre trouver du travail dans cette entreprise proche de chez moi pour compenser mon futur licenciement déguisé. Je ne cracherais pas dans cette soupe. Et malgré la fabuleuse victoire de notre équipe sur les équatoriens – 5 à 1 tout de même ! Et le deuxième en trois jours ! –, cette sensation désagréable reste nichée en moi, tiraillé entre les justes revendications des ouvriers et les exigences économiques d’un Etat que nous devons aider. Vraiment ? Ne faut-il pas au contraire le pousser à bout, jusqu’à le mettre à terre et le remplacer par un autre, populaire ? Le fait de devoir continuer à militer, ne serait-ce que pour la forme, avec le PC, tout en appartenant au groupe d’action plus sur la ligne du PCBR, ou du MIR, cause parfois une certaine schizophrénie en moi…