§21. Marcia a appris, je ne sais comment (Claudio ? Il ne vit pas loin. Il a une mère), que je n’aurai bientôt plus de travail. Elle m’a laissé un petit mot sous ma porte pour me demander de la payer en avance le prochain mois, dès maintenant, afin d’être sûre que je pourrai le faire. Sachant, nouveauté sortie de son chapeau, que je devrais payer un supplément en cas de visite, clause qui est proprement révoltante, vu surtout les montants exigés. A ce prix elle pourrait au moins proposer le petit-déjeuner et nous le monter dans la chambre !
L’argent, là, tout de suite, je ne l’ai pas, mais il va arriver sous peu. Je pourrais donc lui en parler, mais je pense que c’est la bassesse de trop. Je ne peux plus continuer à vivre dans ce climat. Il y a une incompatibilité profonde entre ma logeuse et moi, séparons-nous donc sans autre forme de procès.
Je la retrouve dans la petite cour de la maison où elle est en train de fumer à côté de Tomás, qui joue tranquillement. Quand je pense que cette femme me demandait de me cacher pour fumer, les premiers temps, parce qu’elle ne voulait pas que le petit ait de mauvais exemples…
— Jean, comment vas-tu ?
Hypocrite, crapule, crapaud glauque, ébullition de bassesse, vaisselle puante, flatulence infecte, je te hais. Ça c’est ce que se dit un homme.
— Marcia, j’ai lu ton message. Je vais partir — ça c’est ce qu’il dit.
— Ah.
— Je pourrais partir rapidement, mais j’ai conscience que maintenant que la rentrée des classes est passée ce sera plus difficile de trouver des étudiants comme au début du mois. Aussi, je vais respecter le préavis de 15 jours que ton règlement spécifie. Cela dit nous sommes en fin de mois : si jamais tu trouves quelqu’un pour le mois prochain, je partirai avant. Laisse-moi juste quelques jours pour déménager. Tu sais que je n’ai pas de voiture pour tout mettre dans un coffre, donc il me faudra un peu de temps. Et du coup je ne te paye rien maintenant mais te paierai au moment de partir au prorata des jours que je serais resté pendant le prochain mois.
— D’accord.
Elle me regarde avec un air gêné. Elle semble étonnée que je ne me fâche pas, que je ne fasse pas d’esclandre pour cette lettre scandaleuse qu’elle m’a lâchement déposée. Alors qu’elle parait vouloir rajouter quelque chose, il ne lui reste déjà plus qu’à converser avec mon dos.
Je monte dans ma chambre et redescends dans les cinq minutes pour aller sortir un peu. Je la croise au bout des escaliers.
— Merci de ne pas avoir… je suis étonnée que tu n’aies rien dit pour… Ça me fait de la peine, tu sais, ce qui arrive, c’est la première fois que je connais ça…
Je n’ai aucune envie de me bagarrer – lorsqu’on ne s’entend pas, on se sépare, c’est tout, il n’y a rien d’autre à dire – mais je n’ai aucune envie non plus de lui laisser jouer la gentille maintenant, lui laisser tendre la joue gauche alors que je n’ai même pas touché la droite. Quel besoin a-t-elle de faire ça ? Lui faut-il se cacher à elle-même sa propre misère humaine ?
J’ai mieux à faire et à penser. Et me dirige vers l’endroit où se tient le Congrès populaire sur le ravitaillement. J’y croise des gens que je connais, d’autres qui me sont inconnus. Ce n’est pas plus mal puisque, ne connaissant pas leur étiquette politique, syndicale ou associative, je peux les écouter sans essayer d’appliquer une grille de lecture. J’apprécie notamment la compagnie d’un petit groupe de gens de mon âge, où un homme parle avec éloquence et de manière convaincante. Il nous explique que depuis le début de son mandat, les plus grands ennemis d’Allende sont sans doute autant le Parti National que le MIR, et, depuis octobre dernier, ses plus grands alliés sont les Forces Armées, qui ont su apporter de la stabilité et du savoir-faire à son gouvernement, loin des considérations idéologiques et des querelles de pouvoir qui gangrènent les autres partis de l’UP. Il regrette donc le départ – que j’apprends par la même occasion – des Forces Armées du gouvernement. On en parlait depuis un moment déjà, de ce retrait, puisqu’ils devaient assurer les élections du début du mois et se retirer ensuite. Avec une vingtaine de jours de retard sur cet agenda, voilà tout de même la chose faite.
Lors de cette soirée, je recroise des camarades du cordon industriel que je n’ai plus le droit d’aider dans leur tâche quotidienne mais avec qui je peux sympathiser sans problème. En racontant mes petits malheurs avec ma logeuse, un de ces copains me propose une chambre qu’il a chez lui, à Quilicura. Quelle chance d’avoir trouvé aussi vite où me loger ! Ou, au-delà de la chance, est-ce le symbole de ce pays qui apprend à gérer solidairement les urgences du présent, à tous les niveaux ?