§23. Je suis assis sur un banc de la Plaza de Armas, pas très loin de là où j’ai vu pour la dernière fois un de ces joueurs de pipos qui feraient mieux de laisser les mots tranquilles au lieu de les kidnapper pour les coucher sur leur papier. Exactement à sa place je vois cet homme, probablement un ouvrier au vu de ses traits, à quoi puis-je voir qu’il n’est pas de grande extraction ?, sans doute ce visage un peu épais, son regard lourd, ses mains pataudes et abimées par le travail manuel qui semblent tenir un objet dont elles n’ont pas l’habitude, gauches, bref, il lit un livre de Quimantú dont je n’arrive pas à lire le titre, au milieu de cette ambiance disparate, imperturbable dans le bruit des véhicules, des propagandistes, des passants, des enfants qui jouent, des chiens : une ville d’Amérique du Sud. J’imagine mon homme s’engouffrant probablement dans la perspective Nevski, suivant Raskolnikov dans ses pérégrinations alors qu’un chien errant dort à ses pieds et que deux mètres plus loin un groupe lui conseille de rejoindre le Christ s’il veut connaître le Paradis. De quoi vit cet homme ? Que fait-il là ? S’il est vraiment ce que j’imagine qu’il est, comment acceptera-t-il de livrer presque l’entièreté de ses jours à des activités sans grand intérêt intellectuel, de mener son existence sordide, alors qu’il a eu accès à la culture, un jour. Fait-on monter les hommes en haut de la Caverne juste pour leur montrer que dehors existe mais qu’ils en sont séparés par une grille ? Je souris à l’idée que j’aie pu croire que ce vieux momio de Dostoïevski, le honni auteur Des démons, ait pu être édité par les éditions nationales au service de la culture, évidemment, mais de la culture marxiste presque exclusivement. Evidemment, là aussi. Ce n’est pas qu’il y aurait un Homme Nouveau à créer au Chili, et le futur embrigadement de masse – qu’on appelle encore l’école – que nous préparent les éducateurs de ce Surhomme, ne suffira pas à maintenir les esprits dans le droit chemin, il faut que l’art et la culture lui creusent un joli sillon de certitudes. Pauvre homme, il lit probablement les cantiques d’un Paradis politique, parallèle à celui que les biens bruyants zélés chantants lui promettent actuellement (que n’ai-je mon tourne-disque et un peu de Hendrix pour faire taire ces frimeurs qui nous imposent un témoignage que l’on n’a guère sollicité !), et c’est plutôt le sort du chien errant qu’il va connaître si rien n’arrête cette Unité Populaire avançant désormais sans tuteurs en uniformes… Et Tingo qui n’arrive pas, toujours en retard celui-là !
Je reviens alors à mon lecteur au livre inconnu – si je continue à me baisser pour tenter d’en lire la couverture je vais me retrouver dans cinq minutes à la place du chien qui dort et ne m’a rien fait. Je devrais, en tant que professeur et amateur de lettres, trouver absolument enthousiasmant que les livres circulent, que les idées se répandent, qu’on puisse un jour discuter art et littérature avec les basses couches de la société plutôt que des niaiseries qui passent à la télévision, et pourtant je ne vois en cet homme qu’une bombe à retardement. Ma vision est troublée entre le plaisir de voir un être humain lire et de se demander quelle colère éclatera lorsque les éboueurs, les mineurs ou les employés de bureau, sentiront la frustration qui nait d’avoir vraiment pris conscience d’être engoncé dans la boue… Mettons, dans une expérience de pensée, que l’école universelle réussisse à former une société entière et qu’elle en fasse des êtres raffinés et cultivés, bref que l’utopie scolaire voie le jour quelque part sur Terre. Qui accepterait de consacrer son temps à des tâches peu reluisantes après cela ? Combien de Raskolnikov, cet étudiant probablement brillant mais sans argent, trouveront leur petite vieille acariâtre et socialement inutileà assassiner en même temps que celui qui justifiera la violence actuelle, en prétextant qu’elle n’est qu’une contre-violence légitime face à l’exploitation ou face à un vol, un jour dans l’histoire, d’une classe sur une autre ? Juste un meurtre en se disant que grâce à ce sacrifice ils pourraient eux-mêmes, ces pauvres cultivés, échapper à une vie sans brillant, qu’il leur manque juste de l’argent pour se réaliser, mais qu’ils méritent, après tout, … et où arrêtera-t-on tous ces « après tout » ? Quelle rage cela couverait-il ? Ce savoir serait-il en lui-même porteur des germes de troubles sociaux ? M’emmerdent ces couillons arrogants qui croient m’apporter la Vérité en chantant mal !
Faudrait-il alors diviser le travail, faire voler en éclat la barrière travail manuel / travail intellectuel comme le veulent tous les socialistes utopiques, Marx en tête, et faire des hommes « pécheur le matin, cueilleur l’après-midi et “critique critique” le soir » ?1
Et combien d’années de bourrage de crâne, de livres et de sermons pour que l’Homme Nouveau en pleine rédaction en grec ancien d’un traité sur l’usage des métaphores aquatiques dans l’Odysséed’Homère, pose son stylo-plume et aille avec enthousiasme prendre son tour de nettoyage des rues publiques, descendre avec joie dans les mines étatiques y ramasser la principale ressource qui fait vivre son heureux pays, ou redemande d’aller labourer sous la pluie les champs publics… en acceptant que les cochons2 en soient exemptés, les pauvres qui ont la lourde tâche de guider le peuple. Mettons que je signe pour le socialisme si le médecin Allende, sorti des beaux quartiers, fanatique presque pathologiquement de beaux costumes, et qui s’essuie les mains après avoir serré celle d’un pauvre, travaille autant que n’importe lequel de ses concitoyens à des tâches peu reluisantes, et si ceux-ci gouvernent autant que lui… ces naïfs qui croient être entrés avec lui à la Moneda le 4 novembre 1970 ! Combien de fois l’ont-ils vu faire la queue à leur côté ? Bref. De plus, reste que l’argument en faveur de la spécialisation des individus dans des tâches où ils deviennent excellents, porteurs d’un savoir qui font que le travail doit leur être confié à eux et pas un autre, n’est pas résolu par les gentilles fables marxiennes. S’il faut des années d’études et de travail à un artiste, un ingénieur, un médecin, etc. pour être compétent, pourquoi utiliser son temps à des tâches que d’autres peuvent réaliser sans n’avoir à faire aucune étude ? Ne serait-ce pas du gâchis de voir un médecin balayer des rues ? Voire criminel de l’occuper à cela alors qu’il pourrait être en train de sauver des vies ? Je comprends bien l’aigreur du balayeur qui, en naissant mieux, avec de l’aide financière et une batterie de si, aurait aussi pu être à la place du médecin, qui sait ?, mais si nous formons les deux à la médecine et au balayage, nous n’aurons que deux mauvais médecins, alors que l’excellence du balayage est quand même vite atteinte…
Je vais écarter d’office les arguments qui expliqueraient les inégalités sociales en vertus de différences de types biologiques ou naturelles, parce que je n’y crois pas deux minutes. (Et Tingo ?, merde ! Il va arriver celui-là ou flûte !)
Plutôt que l’égalitarisme fictif, le mieux pour assurer la mobilité sociale, n’est-il pas de favoriser un marché du travail qui soit si pourvoyeur d’emplois que les riches s’étant déjà tous placés (parce que quoi que vous mettiez en place pour assurer l’égalité des chances, ils se placeront toujours, ne soyez pas dupes !), il reste des postes intéressants pour les plus débrouillards des moins bien lotis à la naissance ? Et puis les enfants qui naissent sans argent et sans confort sont souvent plus forts que les ramollis par l’aisance que leur offre leur situation… de sorte que pour une ascension, une décadence. Et puis, il y aura toujours, par on ne sait quel miracle, un rustre qui découvrira les continents éthérés du savoir, qui emmènera ses enfants l’explorer et leur confiera sourdement la tâche de s’y installer quand pour lui c’était impossible, leur insufflera l’ambition au milieu de leurs semblables brisés par la résignation, l’incuriosité et leur horizon de ver de terre. Pourvu que les statuts ne soient pas figés par décision politique, mais que le pouvoir soit régi par l’égalité de droit et l’argent – cette chose qu’on peut gagner et perdre, qui circule, qui n’a aucune répugnance à passer d’une main à l’autre –, et les changements sociaux attendent ces gens-là. Et puis de toute façon on ne sait pas être un dirigeant si l’on n’a pas appris tout jeune, il n’y a rien de plus répugnant et d’abject que les arrivistes, de sorte que les changements de niveaux sociaux doivent dans la très grande majorité des cas se faire par pallier, et sur plusieurs générations…
« Jésus t’aime ! Jésus t’aime ! » Mais ils espèrent vraiment que je vais me convertir comme ça, en écoutant cette nullité sonore, cette argumentation de basse-cour ? Bah tiens, oui, Jésus m’aime, je n’y avais jamais pensé ! C’est où qu’on signe ? Franchement… Ils sont fous ou quoi ? Je rêverais de faire le guignol devant eux, de chanter des chansons paillardes, n’importe quoi pour qu’ils s’en aillent, ou les ennuyer à mon tour, mais j’ai un statut à respecter, imaginons que des élèves ou des collègues passent… on est toujours un peu prisonnier du regard des autres.
D’ailleurs je note que je n’ai envisagé ici que des exemples d’élévation sociale par le savoir, jugeant tout à l’aune de ma propre échelle de valeurs. Alors qu’il est plein d’autres moyens divers et variés, comme le sont les hommes, et que, par exemple, le commerce est aussi noble que les arts et les lettres : nourrir l’animal humain n’est-il pas primordial avant de nourrir son intellect ? Après tout, sur le marché du travail, un plombier pourra gagner plus qu’un philosophe si la société estime (via un jeu d’offre et de demandes anonyme et diffus) qu’il est plus utile que le second. A-t-on de toute façon besoin de beaucoup d’intellectuels ? Suis-je un ennemi de classe de la caste des intellectuels en me permettant ne serait-ce que le doute, ou faut-il conseiller à cet ouvrier sur son banc de lire des manuels techniques plutôt que de ces russes angoissés qui n’en finissent pas d’agoniser dans les longues nuits moscovites, atterrés autour d’un samovar, ou autres fictions futiles juste bonnes à s’occuper les soirs d’hiver ou les jours de pluie ?
Un garçon d’une quinzaine d’année passe devant moi, mal habillé, relativement sale.
— Dis-donc, toi, je te paye pour lire ce livre bien fort, le plus fort que tu peux, juste devant cette troupe d’illuminés cacophoniques — lui dis-je en lui tendant un livre de Sade, cette porcherie que toute la génération actuelle de philosophes reconnus porte aux nues.
— Je ne sais pas lire, Monsieur — me répond-il tout penaud.
Tiens, ça m’apprendra à faire le réactionnaire, bien fait pour moi !
— Ce n’est pas grave, tu n’as qu’à aller devant eux, et tu tournes en dérision leur chant, tu parodies, tu forces le trait en essayant d’être le plus caricatural que tu peux pour qu’ils sentent bien tout le grotesque de leur prosélytisme…
— Je ne comprends rien, Monsieur, à ce que vous dites ! Non, vous êtes fou — dit-il en partant.
Petit c… il a raison. Et merde pour Tingo, j’y vais !
Je vais alors à l’université où je croise Jaime Guzmán en train de lire El Mercurio. Je crois que je suis perdu dans mes pensées, je le salue, m’arrête devant lui sans vraiment le voir, ailleurs.
— Qu’y a-t-il, Juan ? Tu as l’air préoccupé.
— D’après toi, combien de philosophes reviennent chercher les autres esclaves dans la caverne une fois qu’ils ont réussi à en sortir ? Combien ne coupent pas l’échelle une fois qu’ils ont réussi à y grimper, surtout si c’était avec l’aide des autres, comme on fait la courte échelle ?
— … — font ses yeux presque débordant de ses grosses lunettes.
— Il y en a peu, je crois — reprends-je alors. — S’il y a une infinité de place dans le Royaume de Dieu, tant qu’on peut y héberger tout le monde jusqu’aux ouvriers de la onzième heure, sur Terre c’est le règne de la rareté des places…
— Toi, tu ne vas pas très bien — me diagnostique-t-il laconiquement.
— Je suis fou, parait-il ! Remarque que ça comporte ses avantages ! Quoi de mieux que la folie pour désarmer la Raison. Mais Jésus m’aime, Jaime, Jésus m’aime, je suis un innocent, je suis sauvé !
— Tu devrais te reposer un peu ou faire du sport, toi, non ?
— Je suis frustré, je dois bien te l’avouer. Je devais retrouver un copain pour aller faire la fête, ce soir, boire et aller draguer les minettes, mais il n’est jamais venu. Tu fais quoi ce soir ? Tu m’accompagnes ?3
Il fait une légère moue désapprobatrice.
— Ça aurait été avec plaisir mais je suis pris ce soir…
C’est comme ça que j’ai passé une fin d’après-midi à jouer un concert de violoncelle à cette béotienne de Séléné qui n’en avait cure (je n’ai jamais compris comment les chats pouvaient dormir au milieu de tout le bruit qu’on peut faire autour d’eux une fois qu’ils se sentent en sécurité !), puis d’un livre en écoutant un disque de Bach. Et en buvant du vin rouge, malgré la hausse de prix de 400% sur cette boisson presque devenue de luxe. Mais qu’est-ce qui n’est pas de luxe dans ce pays où tout augmente sauf le bonheur ? (Sur)vivreici ne sera-t-il pas bientôt un privilège ?
Notes
- « Du moment où le travail commence à être reparti, chacun entre dans un cercle d’activités déterminé et exclusif, qui lui est imposé et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou « critique critique », et il doit le reste sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre. Dans la société communiste, c’est le contraire : personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de son choix ; c’est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique », MARX Karl et ENGELS Friedrich, [1845] « L’Idéologie allemande » dans Philosophie, Karl Marx, Maximilien Rubel, éd. Gallimard, coll. Folio, 1982, 319.
- Référence évidente à la Ferme des Animaux de George Orwell. Si vous ne l’avez pas lu faites-le, c’est un petit livre qui dit plein de choses sous l’air de badiner. Si vous étiez physiquement dans ce texte, je l’aurais sous la main pour vous, fortuitement, évidemment, prêt à vous le prêter. Mais vous n’êtes encore de l’autre côté de l’écran… [Note de Juan]
- Ce clin d’œil n’est drôle que si l’on sait que Guzmán a été très souvent suspecté d’homosexualité, ce qui est toujours marrant pour un conservateur de sa trempe, mais, là encore, ce sont ce genre de contradictions qui rendent les gens humains. Je vous assure que le clin d’œil est drôle, c’est juste que lorsqu’il faut expliquer une blague, du coup elle perd sa force. C’est de votre faute, si vous connaissiez seulement le père de la constitution de 1980… [Note de Juan].