Nous [les travailleurs des cordons industriels] avons voté pour avancer non pour reculer !

Tarea Urgente, n°3

§7. Dans la file d’attente du lundi soir. Après celle du samedi et avant celle de demain. Il ne fait pas froid même si en ce mois de mars il faut commencer à passer une veste le soir. Je suis sorti tôt du travail ; nous avions peu de choses à faire, et je le fais de plus en plus vite. La routine. Ça donne du temps pour penser. Penser par exemple qu’il y a de cela peu de temps, je fus une fois de plus confronté de plein fouet à la médiocrité des gens : j’essayai, avec une personne que je croyais plus ou moins profonde, de partager quelque chose d’intime. Pour m’en repentir rapidement. Presque instantanément. Il n’y a rien de pire qu’une réponse lancée à la légère quand on lance un appel… Je ne crois pas qu’elle a cherché à me faire comprendre que mes sentiments ne l’intéressaient pas, je crois simplement qu’elle n’avait pas compris leur intensité. Au fond elle n’a pas été méchante, mais maladroite comme on l’est souvent. La maladresse blesse cependant. J’avance d’un mètre, encore une fois je ne sais pas ce qu’il y a à acheter, je verrai sur place, dans cinquante mètres, une heure et des poussières. Elle n’a pas compris, non. Je ne me sentais plus avec les gens, que des connaissances de surface, un tas de banalités, beaucoup de bruit pour rien. Ce n’est pas évident d’avoir envie d’aimer les gens mais de n’avoir aucun argument suffisant pour le faire. Quoi de pire que de ressentir l’indifférence désabusée, l’ennui d’être avec ceux dont on sait qu’ils cachent des festins sous leur devanture de platitude, mais dans le hangar desquels on a beau chercher, on ne trouve rien de stocké. Alors que je suis en manque ; je sens bien que j’ai besoin de parler, de Natalia (donc pas avec elle et pas avec un camarade non plus car la sexualité est un peu taboue chez nous autres), profondément (avec des amis, des vrais, et Claudio boit de plus en plus, Arnaldo se fait rare), au-delà du bourdonnement superficiel. De déposer quelques secrets et d’en recevoir, de partager, de sortir des chemins battus pour entendre des paroles essentielles, qui méritent d’être dites, bien au-delà des discussions creuses… Et dire qu’à la maison je ne peux pas le faire serait un euphémisme. Marcia est d’une telle petitesse qu’à son niveau elle creuse même des trous. Mais s’en rend compte des fois : elle n’a sans doute même pas la chance de ne pas être lucide. Alors sans cesser d’être elle-même, ce qu’elle ne pourra sans doute plus faire maintenant vu son âge, elle se protège. En se chargeant de sa propre critique. Marcia n’est pas la seule, cela dit. J’en ai vu tellement le faire, que j’ai fini par me demander si vraiment il suffit d’étaler ses défauts et ses misérables manies, jusqu’à la grossièreté, pour que les autres ne viennent pas prononcer des jugements que vous avez devancés, peut-être en atténuant sous quelques bouffonneries les véritables piques que vous taisez… Concéder pour mieux se ménager, lâcher du lest pour s’élever au-delà des sentences. Personnellement, je n’ai jamais su me protéger grâce à ces contre-attaques. Je ne sais pas adopter cette tactique.1 Je suis vulnérable. J’ai besoin de me reposer sur quelqu’un. Pourquoi la révolution ne me laisse pas plus souvent Natalia ?

Il reste encore une grosse demi-heure. J’aperçois des tubes de dentifrice d’ici, je suis content. Si je vois bien à distance, il y en aura pour moi, je vais pouvoir me laver les dents une fois par jour ces prochains temps, voilà pour la bonne nouvelle.

Comme mes pensées se font un peu tristes, je prends le Tarea Urgente qui vient de paraître aujourd’hui que j’avais plié sous mon bras. Je lis toujours le journal des cordons industriels, même si je n’y participe plus. Par solidarité, pour leur donner quelques escudos et pour suivre ce qu’ils font. Ils me manquent. J’y apprends en une que les tâches urgentes sont :

  1. se préparer à la guerre (Mao Tse Tung)
  2. refuser les pratiques stalinistes de la minorité réformiste du MAPU
  3. consolider le pouvoir des travailleurs et solidifier l’alliance ouvriers-paysans
  4. résoudre une fois pour toutes le problème de rareté des produits.

Il n’y avait aucun suspens sur le fait que les cordons refusent la branche réformiste du MAPU-Gazmuri / PC orthodoxe / PS courant allendiste, puisque le MIR, le PCR ou autres vrais révolutionnaires y sont très présents et font des cordons les organes de la contestation interne au gouvernement. Les camarades ont sans doute choisi le bon camp avec Garretón plutôt que Gazmuri, lui qui veut les soumettre à la CUT. Si ce dernier dirigeant, outre d’être un putschiste, ne reste qu’un réformiste après avoir été bien au sein de la DC. S’il a toujours peur de la révolution, il n’a qu’à retourner dans l’opposition où ce traitre a sans doute encore sa place chaude. Je souris en lisant « les déclarations de ces pirates modernes de la politique chilienne » du MAPU, « les putschistes (golpistas) du MAPU », ils n’y vont pas de mainmorte. Pourquoi le faudrait-il ?

Avec tout ça c’est bientôt mon tour. Dentifrice, OMO, maïs… jour de fête !

Note

  1. Selon une version apocryphe non retenue pour sa non-adéquation avec le vocabulaire habituel de Jean : « je n’ai jamais su me protéger derrière un mur de son, j’ai toujours trop laissé d’interstices dans ma crédibilité pour que certains ne s’engouffrent dans la facilité de me demander d’abaisser mes plus faibles cartes… ». [Note du concile d’érudits experts ès études duboncôtédufusiliques]

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