§6. Voulant éviter la vie dans un immeuble et son sempiternel concierge intrusif, je découvre que ma rue n’est pas non plus un havre de discrétion et d’anonymat. Les rues sont pleines de commères n’ayant rien d’autre à faire que de vous transformer en sujet de leurs actualités locales. C’est trop d’honneur. Et il y a ces petits travailleurs à la sauvette, un rien mafieux, ces types qui font semblant de vous trouver une place – que vous auriez vue par vous-même – pour garer votre voiture, feignant tout autant de vous garder cette dernière pendant qu’ils boivent leurs mauvaises bières, et à qui vous donnez quand même des billets de peur qu’ils vous rayent la voiture bien plus que pour le pseudo-service que vous savez qu’ils ne vous rendent pas. Donc ces travailleurs, passifs à 95% de leur présence dans la rue, peuvent aussi se transformer eux aussi en indicateurs, au courant des allées et venues des uns et des autres qu’ils observent dans leur demi-somnolence alcoolisée.

Et au milieu des Hommes, cette petite chatte noire qui vient se montrer lorsque je sors ou rentre chez moi, qui ronronne le temps que je trouve mes clefs et les fasse tourner dans la serrure, qui enroule sa queue telle une femme sa jambe lors d’un tango, autour de mon mollet. Je la caresse, l’écoute me miauler dessus comme si elle était en droit de me réclamer quoi que ce soit, et voilà qu’elle frotte sa petite tête féline contre ma peau pour me marquer. Elle est mignonne, et comme sous la gangue de l’adulte demeure toujours le fruit de son enfance, j’accepte ainsi de me laisser adopter.

Je vais donc chercher un peu de lait pour elle, que je laisse sur le perron en même temps que la porte ouverte, et un verre de vin pour moi que je dépose au fond de mon œsophage, pour fêter ça.

Pourtant, après cette joyeuse rencontre, dont l’un des deux protagonistes est en train de dormir sur le canapé (en voilà une minette pas farouche, elle pourra ainsi partir dans d’autres canapés avec la même facilité et je ferais mieux de ne pas m’attacher), je me sens seul. Pas que je sois sans possibilités de m’occuper, à vrai dire. J’ai plein de choses à faire, des livres à lire, des morceaux à jouer au violoncelle, même plutôt beaucoup de travail de ce côté-là, des cours à préparer, des lettres à écrire, à répondre, à brûler, un robinet qui fuit, etc. Je n’ai besoin de personne mais j’ai envie de Gloria, même habillée. Surtout présente et souriante. Pour le reste tout est naturel chez elle : l’intelligence, la beauté, la grâce… Et nous habitons si près désormais, que je l’appelle. Sans réponse. Plusieurs fois.

C’est ça l’ennui lorsqu’on est proche, l’attraction maladive vers le domicile de l’autre, pour faire de soi un vulgaire espion, comme les types dans la rue dont je parlais plus haut. Je suis donc là sur mon banc vert, seul, dans le Parque Forestal, face au bâtiment d’Ismaël Valdés Vergara 296, attendant de voir de la lumière chez Gloria, humilié de ma position d’infériorité (dans laquelle je me suis mis tout seul comme un gros bêta), à regarder obsessivement et loin d’en bas le septième étage, sans doute observé par quelques membres de l’escorte du Président, le GAP1 comme Il l’appelle, amusés et prêts à m’abattre au moindre geste étrange, connards, tout en faisant vaguement semblant de lire un journal, une heure par page et à la nuit tombante, lorsqu’elle apparait avec Lui sur le balcon (comment ne pas reconnaître même à trente mètres le petit binoclard ?). Tout mon corps se raidit, mon sang semble s’être enflammé, mon cœur bat frénétiquement comme sur une enclume qui forgerait une lame de haine que mes yeux plantent déjà dans les côtes de cette femme. Je les vois se sourire, et comme je suis un homme je comprends leurs regards, je vois même de loin ses gestes présidentiels, et comme je suis un homme qui aime les femmes, je décrypte aussi ses réponses corporelles. Il me semble lire sur leur visage, presque sur leurs lèvres, des choses qui me font mal, m’excluent, me rabaissent à rien pour elle, je me sens chavirer dans un océan de désintérêt, je. Non. La voilà morte pour moi, il faudra l’oublier vite, de toute façon je l’ai déjà épuisée. Passons aux prochaines. Mais.

Elles seront liées à Lui, pensé-je en marchant sans gouvernail, pour me passer les nerfs, pour perdre en route les mauvaises idées qui me viennent et qui n’ont rien à faire dans un Etat de droit (aussi mal respecté fut-il que celui du Chili actuellement). Tu ne payes rien pour attendre, vieux playboy de la Moneda ! Je suis jaloux, je suis vexé d’imaginer Gloria avec toi parce que tu as les attributs du Pouvoir, au moins formellement. Oh, jusque-là tu m’étais indifférent, Chicho, non : j’avais même de l’affection pour toi, grand cocu de la révolution, marionnette manipulée par les uns et les autres avec tellement de fils que tu ne dois même plus savoir qui te contrôle. Seulement en venant sur mon terrain, en me faisant moi-même “cocu” ne serait-ce qu’avec une maîtresse, tu t’es fait un ennemi de plus… Toi si laid, même si je te reconnais un certain charme, sans doute très sûr de toi parce que tu auras ton nom dans les livres d’Histoire, et que cela excite terriblement les dames qui trouvent plus noble de s’agenouiller devant la pompe que de s’accrocher au bras de l’argent, je t’assure que dorénavant tu vas venir ensemencer des terres que j’aurais déjà irriguées ; j’espère que mon parfum te plaira… Allez M. Fourier, reprenons ensemble votre liste, nous aurons à y rajouter bientôt le cocu concurrent !

— Quand est-ce qu’on s’est vus pour la dernière fois ? Ça fait un moment, non ? — demandé-je à mon compagnon de bar, que je viens de rejoindre.

— Le jeudi 12 octobre.

— Quelle mémoire ! Tu me fais peur ! — dis-je en riant.

— Non c’est facile, on fêtait mon anniversaire. En plus tu es arrivé dépité, d’humeur exécrable, la joue rouge, ton entrée avait fait rigoler tout le monde, je m’en souviens très bien. Tu nous avais dit que tu t’étais battu. J’ai oublié le motif, d’ailleurs.

Ah oui. J’avais (voulu) oublié(er). Ce soir-là je m’étais pris une claque d’une femme dont la bouche m’avait illuminé en passant alors que j’étais attablé à… Ah. Oui, c’est vrai, en plus d’avoir menti à mes compagnons de bars de ce soir-là, quoique, je me suis bien battu, ou fait battre, puisque la femme-bouche était aussi une femme-main, je vous ai aussi menti.2

Je n’ai pas passé la nuit avec elle. Et qu’est-ce ça peut vous faire de le savoir, maintenant ? Il était bien plus beau pour vous de m’imaginer invincible, conquérant toutes les femmes que je souhaite, avec du temps et de l’ingéniosité parfois pour que la victoire ait un prix, mais victorieux à chaque fois. J’étais pour vous un exemple, ou un repoussoir, enfin quelqu’un qui sort du commun, qui ne ressemble pas à ceux que vous pouvez côtoyer dans vos propres vies. Les romans qui parlent de la vraie vie ce sont des bars, on peut y perdre son temps à écouter des quotidiens inintéressants (vous n’avez jamais remarqué que ce sont toujours les gens qui ont les existences les plus ennuyeuses qui aiment les raconter bien fort ; vous n’avez jamais eu envie de conseiller à ces gens, face à l’étalage de leurs petites misères, d’aller se jeter d’un pont dans l’instant ?), mais de là à user du papier pour conserver la mémoire de tout ceci… et pourtant, oui, puisque me voilà pris la main dans le sac du mensonge, tant pis pour vous, je vais descendre de mon piédestal et me mettre à votre niveau. Il faudra alors vous avouer qu’il y a ces soirées où la belle que vous avez repérée, celle pour qui vous étiez là avant-même de savoir qu’elle y serait, ou même qu’elle existait tout court, part avec un autre, et vous laisse seul avec des seconds choix, que je préfère laisser, par orgueil et par compassion (quoique certaines se fichent de n’être choisies que faute de mieux…), pour ne dialoguer qu’avec ma frustration, cette chère amie qui vous fait poète à vos heures. Il y a la honte et le dégoût de voir que de plus bêtes vous ont été préférés, parce qu’ils sont plus beaux, plus jeunes, plus riches ou plus bruyants. De s’être trompé sur la femme désirée, car si encore elle choisit quelqu’un que vous estimez, perdre la lutte n’est pas si terrible : sans possibilités de défaites triompher n’a aucune saveur.3

Mais être vaincu par des cons, c’est humiliant. Et ça arrive, à moi aussi.

Il y eut la déception lorsqu’on attendait un colis avec impatience et qu’à l’ouvrir on ne découvre qu’une beauté interchangeable, une série de lieux communs, des femmes banales dans leur perversité, depuis les fausses aguicheuses jusqu’aux catins gratuites qui s’enorgueillissent d’être désirées par tous, carrosseries modulables mais dans la gamme du vulgaire, des parfums répandus, souvent ostentatoires, l’air de dire sous des airs farouches « allez viens », de la lourdeur dans les invites et pas même de nuances progressives, les carottes sont cuites avant d’avoir été lavées… Je me souviens vaguement d’harmonies fades, de yeux trop standards, de gémissements répétitifs, de femmes vite consommées, remplacées, oubliées, aucun échange n’ayant eu lieu, corps qui ne sont que le réceptacle d’un assouvissement ; avec du temps peut-être dans d’autres circonstances, à des embranchements plus précoces, mais là, non… Les sens ne s’y trompent pas, et l’ennui, le manque de magie, j’ai cherché à trouver, j’ai creusé : il n’y avait rien.

Ai-je mal cherché, se peut-il qu’il y ait des astres morts, se peut-il qu’il y ait des cimetières où flottent des météorites éclatées, qui donc vous a éteintes, n’étais-je pas assez brûlant pour vous insuffler le feu, se peut-il que l’on finisse par ne plus pouvoir être consumé ?Et puis encore, allons-y puisque nous y sommes, il y a les fois où l’on ne trouve pas ses mots ; d’autres où on les avait, parfaits, prêts à séduire, et puis la belle a disparu, et ils vous restent sur les bras inutiles, intempestifs, perdus, peu souvent réutilisables. Les fois où on se trompe de profil de cible, de tactique : il fallait avancer grossièrement, la bousculer, être effronté et impudent, et vous jouez une sérénade qui la lasse très vite. D’autres fois, vous attaquez de plein-fouet, vous fondez sur elle dans la rue et elle manque de vous assommer…

Vous êtes bien avancé de cet aveu, et moi j’aurais préféré ne pas m’en souvenir. D’ailleurs, la mémoire, cette grande menteuse de bonne foi, avait presque substitué mon récit fallacieux à la vérité historique dans mon esprit. Ça arrangeait tout le monde, moi en tout cas j’y étais plus à mon avantage… J’étais comme ces amis de mon père qui racontaient leur Guerre d’Espagne, leur courage héroïque, le dramatique de leur défaite et s’étaient faits les chantres officiels de la geste de leurs amis morts au combat. Je détestais, plus jeune, le cynisme discret de leur glorieuse nécrophagie, leur facilité à se vautrer dans le manichéisme le plus grossier, et puis je vieillis : donnez-moi quelques honneurs, prêtez-moi l’oreille de quelques « idiots utiles », assurez-moi d’avoir mes entrées dans les dîners bondés d’honnêtes gens dégoulinant de bonne foi et plein de bons petits fours, promettez-moi l’appui de quelques éditeurs complaisants et peu regardants et qui sait si je ne serais pas moi aussi tenté par cette fraude si généreuse et si rassurante. Et vendre du rêve aux gens, des bonbons, des somnifères, des gode-michets, n’est-ce pas finalement plus utile que des miroirs ?

Bon il faut croire que je fréquente ces amis dès que je suis défait, frustré, humilié. Il vaudrait donc mieux pour moi que je ne les voie pas trop…

— Tu as oublié le motif ? — reprends-je. — Moi aussi. Qu’importe, nous avions bien bu et bien chanté, ce soir-là ! Quel âge fêtais-tu ?

— Je ne sais plus…

— Affreux menteur !

Notes

  1. Cf. 1 I §3.
  2. Ah oui, il paraît que vous avez le droit sur moi de me demander un « pacte de lecture », quelque chose qui vous donne confiance dans ce qui est dit ici, soit, j’y consens : si je peux jouer avec vous comme un chat avec la souris qu’il répugne à manger car déjà rassasié de croquettes, il fallait bien que vous puissiez me nuire aussi, et me contraindre à votre tour. C’est de bonne guerre. J’apprécie d’ailleurs que vous ne soyez pas trop dociles. J’aime vous savoir un peu rebelles, insultez-moi, même !, si ça peut vous faire du bien !

    Pour apaiser vos craintes, sachez que le texte vous défend comme votre meilleur avocat, il est de votre côté, soyez-en sûrs, et remerciez-le. Alors je vous le dis, en ce qui me concerne – que chaque personnage s’arrange comme il veut avec vous, les contrats sociaux implicites signés fictivement dans des temps perdus ne concernent que ceux qui croient aux illusions de ce style, et je n’ai signé aucune convention collective, ni charte des droits et devoirs d’un personnage, sachez-le – que je reste libre de raconter ce que je veux sur moi. Pour tout ce qui concerne l’arrière-plan historique de notre histoire chilienne, comment voulez-vous que je mente puisque vous avez les notes et l’appareil critique qui sont comme un grand rempart du réel dressé contre les assauts de la fiction ? Vérifiez par vous même les sources qui vous sont proposées si vous ne pouvez me faire confiance, tout est transparent sur ce plan-là, profitez-en ! [Note de moi-même, le texte]

  3. Plagiat par anticipation : « Il est de l’essence du jeu que j’y ose l’échec. » Appendice du Don Juan de Montherlant, par Alexander J. Susskind, 186.

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