§8. Je suis un peu sur les nerfs depuis avant-hier. La rentrée a commencé pour les professeurs mais pas encore de cours, pas d’adrénaline à dépenser. Et aller faire du sport avec cette incertitude sur les coupures d’eau n’est pas raisonnable. Alors j’ai de l’énergie à revendre, et pas encore envie de voir de femmes. Alors il faut que je fasse appel à quelque « sublimation » comme ils disent les psy-nom-ronflant-de-spécialistes-qui-savent. Et qui sort où elle peut. Hier je mangeais tranquillement à une table au Gabriela Mistral (ex-Unctad III) en regardant le grand poisson qui volait au-dessus de moi. Ce n’était pas une activité des plus sensas, tout de paille l’animal aéro-marin n’était pas des plus bavards, mais je ne demandais rien, et dans cette cantine au repas simple mais tout à fait correct, je jouissais d’un petit répit ponctuel se satisfaisant de lui-même. Lorsqu’un type que je ne connaissais pas, caché derrière de longs cheveux et une barbe épaisse, vint s’assoir à ma table, devant moi, fumant sa cigarette à mon nez en me parlant d’une pétition qui m’intéresserait peut-être, si je pouvais la signer, camarade, tu comprends… en me soufflant tout ça, sa fumée et sa quête de signatures, dans la figure. Donc, là, non, ça suffisait. La dernière fois c’était Gloria qui était venue s’asseoir à ma table, elle avec plaisir, mais lui… Il fallait donc agir… ce que je commençai à faire en prenant un peu de ma purée dans ma main, pour en faire une boule que je lui lançai en visant le nez ou la cigarette.

— Mais tu es fou ? Qu’est-ce qui te prend ?

— Ecoute, tu es gentiment en train de partager ta cigarette avec moi, en m’en envoyant sa fumée au visage sans te demander deux secondes si ça peut me gêner, alors je ne vois pas pourquoi je devrais ne pas faire preuve de la même munificence et ne pas partager un peu de mon repas avec toi, camarade ! Ouvre la bouche !

Et je le gratifiai d’un deuxième jet, qui toucha sa cible ! Le type se leva brusquement en faisant tomber sa chaise, et me surplomba alors, debout, alors que je restai assis, en train de confectionner un troisième cadeau culinaire. Un des employés s’approcha pour tenter d’éviter le scandale dans l’établissement.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Nous essayons d’échanger des bons procédés — expliqué-je — mais apparemment nous faisons face à quelques différences culturelles !

— Ce type est cinglé ! Lève-toi un peu et sort, si t’es un homme — ça, c’est bronches dégueulasses qui le dit.

— Jusqu’ici j’étais en train de manger tranquillement et je ne crois pas avoir commandé de pétition à signer. Donc si tu veux bien me laisser terminer mon repas, attends-moi dehors et je n’ai rien éventuellement contre un échange fraternel de quelques horions pour digérer.

— Allez, sortez, s’il vous plait — dit l’employé à mon interlocuteur — et allez-vous en. On ne veut pas d’histoires !

— Cinglé ! — en reprenant son papier et son stylo.

— Pétitionneur ! — (c’est une insulte, non ?)

Tout ça pour dire que j’ai été déçu lorsque j’ai vu que le béjaune n’était pas là lorsque je suis sorti. Je ne peux pas rester dans cet état d’énervement, même si je ne regrette rien de cet épisode : on n’a pas à se laisser encrasser la figure par un cancéreux en devenir comme on se ferait marcher sur les pieds. Et on n’a pas à respecter quelqu’un qui ne nous respecte pas lui-même, simplement par civisme obtus, ou plus souvent par lâcheté. C’est dit.

Néanmoins je suis anormalement bagarreur, il faut que je m’active, et je suis allé voir ma grande copine (une amie ?), pour penser à voix haute en sa compagnie et trouver, grâce à sa présence et ses avis, un moyen de me venger de Salvador Allende.

— Méfie-toi, tout de même — me dit-elle. — Tu sais comment Allende aurait poussé son ex-ami, Darío Sainte-Marie, à revendre Clarín à ses copains, après qu’il soit devenu critique avec la politique du gouvernement et ait changé la ligne éditoriale de son journal ? On m’a raconté qu’il a débarqué avec ses amis du GAP dans le domaine du pauvre homme, qu’il l’a menacé de mort en cas de refus de vente, en poussant le cynisme jusqu’à lui promettre de venir faire lui-même un bel éloge funèbre. Le journal a été vendu pour une bouchée de pain, et l’ex-ami d’Allende et ex-propriétaire est aujourd’hui planqué en Espagne.

— Je ne vais pas me préoccuper de politique, ni d’argent mais juste de femmes. Le problème pour moi est que j’ai terminé le livre qui me tenait à cœur et que désormais je ne me sens pas forcément utile sur Terre. Tout ceci est comme du bonus. C’est dangereux pour moi-même.

— Et tu crois les hommes moins féroces lorsqu’il s’agit de sentiments ou d’orgueil ? Fou. Donc, tu veux te rapprocher de Salvador Allende ! Le Président de la République, lui-même ! Tu n’as pas plus grand encore ?

— Sa Majesté Elle-Même.

— Tu n’es pas de gauche.

— Je pourrais le feindre facilement…

— Trop tard. Tous les courtisans qui avaient besoin de se placer l’ont déjà fait. Si tu veux faire partie de l’UP6,1 tu ne seras jamais que le laquais d’un courtisan. Je vois donc deux pistes qui pourraient d’ailleurs t’aller beaucoup mieux : la franc-maçonnerie et la démocratie chrétienne. La franc-maçonnerie, je ne peux pas t’aider, la DC, beaucoup plus. Je te propose deux tremplins : Radomiro Tomic et Carlos Prats.

— Je vois que tu crois en moi, dis-donc !

— Ecoute, tu vises grand, tes marchepieds doivent être hauts eux-aussi, mon petit ! Il faut assumer. Tomic : homme de conviction, il est resté aussi ami du Président que sur sa ligne de pensée, malgré sa défaite en 1970 et le refus cinglant des partis de l’actuelle UP de faire cette Unité Populaire avec lui, sur une base réformiste. La DC se décentre vers la droite, qui sait s’il ne va pas la quitter et éventuellement rejoindre le MAPU de Gazmuri ? Depuis les dernières élections, Allende n’a plus vraiment d’autre choix que de chercher à dialoguer avec la DC. Frei et Aylwin sont en passe de prendre le leadership du parti, ils n’auront aucun intérêt à discuter avec lui, maintenant ; ils sont en position de force, pourquoi le feraient-ils ? Ou alors ils feront trainer les choses pour l’humilier et pourrir la situation : le temps est avec eux. Et plus celui-ci passe, plus l’Armée sera de leur côté. Donc Allende a besoin de ces hommes-là, du centre, de tous ceux prêts à s’associer provisoirement avec lui. Il n’y pas des milliards de gens dans ce wagon, et Tomic jouera peut-être un rôle charnière dans les prochains mois. Prats : le ministre – ex/futur Chef des Armées se rapproche de la position modérée Allende – PC. Tu as suivi la polémique dans les journaux de droite ? J’ai ouï dire que son rôle pourrait aller en s’affirmant jusqu’en 1976. Il est sans doute le prochain candidat idéal du pays : militaire, apprécié par une partie de la gauche, rassurant la droite, s’il ne se fait pas trop d’ennemis au sein de ses compagnons d’armes, il est peut-être l’homme-clef du Chili de demain. En plus je pense que tu t’entendrais bien, humainement, avec lui. Un type honnête, je pense.

— Madame ! Je n’attendais pas une analyse si poussée !

— Tu sais très bien que, nous autres femmes, savons utiliser nos culs pour faire faire au sexe faible ce que nous avons en tête ! A toi de montrer à quoi peut te servir ce petit appendice pendant dont vous êtes si fiers ! Il y a aussi la franc-maçonnerie, Allende est à la loge n°125 à Santiago. Tu ne connais personne qui pourrait t’initier ?

— Oh, non ! Toutes ces histoires pour un vaste club secret de discoureurs fraternels ! Je travaille au quotidien avec des blablateurs, et puis des associations humanistes qui veulent le Bien dans le monde, tu ne trouves pas qu’il y en a déjà trop dans ce pays ? Et puis les rites, l’initiation, toutes ces manières ridicules… non !

— Bon, oublie. C’était juste une piste. Sinon, ton petit protégé : l’affaire avance, nous avons pris contact, je pense que ça lui fera du bien de sortir de sa routine, il a l’air un peu perdu, et coincé, et tellement seul ! Tu as bien fait de me confier son cas. Et à ce propos….

Note

  1. Cf. sur l’« UP5 », cf. 1. III §4.

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