§19. La chute du précédent paragraphe étant un peu nulle, pour être gentil, on jouera sur l’effet de contraste : moi, deux jours après le poulet subtilisé avec mérite de l’autre personnage, je reviens d’un diner avec Raymond Barre et d’autres invités. Le professeur d’économie politique, vice-président de la Commission Européenne et responsable des problèmes de politique économique au sein de trois de ses commissions, a traduit Scientism and Social Sciences de Friedrich Hayek en Scientisme et sciences sociales, en 1953, puis, en plus du titre, le contenu de ces dix premiers chapitres, écrits entre 1941 et 1943, qui forment la première partie de The Counter-Revolution of Science. Les deux suivantes, quant à elles, ont été publiées en 1952. Elles sont bien moins intéressantes que celle traduite, et j’ai gardé, après avoir appris cela, une grande admiration pour le traducteur, fût-il un politique. Il faut dire que Barre a les bons côtés de l’homme politique, du moins dans ces occasions-là : gouailleur, affable, enjoué, il mène la conversation avec aisance et rythme. On ne s’est pas ennuyé !

Je n’ai pas pu toutefois échapper totalement au Chili puisque se trouvait un ingénieur, bureaucrate ou que sais-je, lui aussi souvent dans le pays :

— Je travaille pour le Métro de Santiago. C’est absolument n’importe quoi. Toute l’organisation a été chamboulée, ce qui a fait augmenter les coûts de 800 à 1000% en deux ans. La ligne 1 qui devait être inaugurée à la mi-1973 ne sera jamais prête avant mi-1975. Nous avons pris deux ans de retard. Et dire que pour la ligne 2, l’étude n’a même pas encore commencé ! Je ne sais pas si Huerta, en tant que militaire, et nouveau Ministre des Travaux Publics — explique-t-il aux autres convives excusablement peu au fait des gouvernements chiliens — va réussir à faire mieux qu’avant au sein de ce gouvernement, mais en tout cas il ne pourra faire pire…

— Ça me parait de la science-fiction un métro à Santiago — renchéris-je. — Lorsque je vois le pays strié de longues files d’attente pour avoir d’improbables marchandises, pardon pas des ‘marchandises’, c’est sale ce mot, des ‘denrées citoyennes’ ?, bref, et lorsque je vois la difficulté ne serait-ce qu’à assurer un réseau de transport de bus digne de ce nom, le métro ça me parait une autre planète… Vous savez qu’ils en sont déjà à parler « d’économie de guerre » et à se voler des poulets entre eux, mettant en avant des échelles de valeurs qui les arrangent, commençant à s’observer tous les uns les autres pour savoir qui mérite, plus, moins… le socialisme est un film qu’on a déjà vu dix fois et qu’on regarde encore, apathiques, alors qu’on sait tout ce qui va se passer…

— Oui, pourvu que ça reste une autre planète et que jamais les mêmes socialistes ne nous permettent d’expérimenter ce genre de choses…

— « On vous promet le Pérou, vous aurez le Chili » comme dit Alain Peyrefitte — reprends-je. — En plus il sait de quoi il parle puisqu’il est venu en septembre dernier, avec d’autres députés français, voir le pays sur place.1

Je me souviens même que les communistes avaient remarqué l’enthousiasme des Français pour le modèle de socialisme qu’ils leur montraient ! La phrase de Peyrefitte me donne alors à penser que ou bien les communistes ont une fois de plus eu recours à la méthode Coué et fait faire à la réalité des contorsions improbables pour qu’elle colle à leurs vues, ou bien Peyrefitte sait bien occulter ce qu’il pense vraiment, ou bien communistes et gaullistes étant de la même trempe, un duel de gens hypocrites ne peut que donner un jeu de poker menteur où la franchise est perdante à tous les coups !

Note

  1. En effet, Jean en touche un mot en 1. I §13. [Note du narrateur]

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