§1+1=3.— Vous qui avez eu la chance de lire les paragraphes perdus du chapitre X de Du Bon côté du fusil, quel souvenir en gardez-vous ?
Lecteur privilégié 1 : Je pense sincèrement que c’étaient les plus belles pages du roman. J’ai apprécié lorsque Jean se trouve sur la Place Bulnes et qu’il ne sait pas trop s’il voit une concentration du Commando Provincial d’Approvisionnement Direct ou s’il n’y a qu’un vague attroupement, ni même si ce ne sont tout simplement pas quelques personnes qui sortent du travail et attendent des bus. Lorsqu’il se demande à demi-mot s’il est vraiment dans le Chili réel ou s’il a été pris dans le Chili étrange de la chronologie du livre de Frank Gaudichaud [2004, p. 80-85], lui-même tentant de reconstruire un Chili de 1973 à partir de témoignages oraux, c’est un peu de l’univers de Juan qui entre dans son monde à lui, et qui restaient étanches même s’ils se rencontrent au chapitre VII. Cette mise en abîme des strates de reconstructions historiques était ensuite mise en parallèle avec celle du périphérique parisien, qui était inauguré ce jour-là. En rappelant à Jean que le Paris qu’ils avaient connu, jeunes, appartenait déjà un peu à l’Histoire désormais, le regard rétrospectif des deux hommes était encapsulé dans le nôtre, qui en rajoutait une couche. Au moment-même où Juan et Jean se disaient :

— Tu as vu que Messmer a inauguré le Boulevard Périphérique de Paris, hier ? C’est fini de la Zone où nous allions en bicyclette pour chercher des aventures.

— Ah oui ? Déjà ? Je pensais que ce serait terminé plus tard.

— Non, ça y est. Un bout de notre Paris d’enfance a déjà disparu. Nous avons déjà des mémoires de lieux qui n’existent plus, nous basculons doucement chez les vieux, et un jour nous raconterons ces endroits qui existaient là avant les voitures à des petits jeunes qui ne nous croiront qu’avec peine… Ça va être bizarre lorsque nous retournerons à Paris.

— Si jamais on y retourne, Juan. Ce n’est pas dans mes plans, tu sais ?

— Tu auras bien la nostalgie un moment, non ?

— Dans mes rêves les plus fous j’y retourne avec Natalia à mes bras, Pablo, et qui sait…

… au même moment, nous sommes soit à leur côté dans cette nostalgie d’anciennes réalités qui n’ont plus d’existence ailleurs que dans des archives, et nos mémoires en sont, soit n’ayant pas été en âge de partager cette nostalgie-là, nous ne pouvons que ressentir le manque de ne pas visualiser nous-mêmes ce qui déjà n’est plus que souvenir dans la conscience de ces deux êtres. Il y avait dès lors quelque chose de poétique à imaginer cette perte, parlant d’un endroit dangereux remplacé par un de ces lieux de laideur utilitaire de la vie moderne.

Il y avait aussi ce moment grave où Jean voit un de ses camarades communistes mourir juste à ses côtés, tué devant le siège du Parti Démocrate-Chrétien par une balle tirée par un franc-tireur situé dans le bâtiment. Jean retrouvait cette bienveillance un peu perdue pendant la rixe de la Reina (où il frappe presque à mort celui qu’il avait sauvé auparavant) et à cause de la fréquentation de gens pauvres d’esprits comme Marcia. Dans sa souffrance pour ce camarade qu’il ne connaissait pas, qu’il avait à peine entrevu lorsqu’au hasard de la marche dans la manifestation ils s’étaient retrouvés côte-à-côte, on retrouvait le premier Jean. Et cet enfant, cet orphelin depuis 30 secondes, qui pleure, qui déchire le ciel au milieu des cris et que Jean tient par les épaules ! Ce mélange d’humanité hurlante et poignante face à cette balle métallique et anonyme qui est venue frapper quelque chose d’aussi froid qu’une foule. L’ambivalence ressentie lorsque Jean se dit qu’il ne peut rien pour ce petit mais que le toucher c’est peut-être encore juste lui prouver par sa chaleur corporelle, qu’une présence vivante est là ! Et l’envie de prendre d’assaut le bâtiment et de lyncher tous ceux qui sont dedans, ces démocrates-chrétiens qui viennent d’injurier doublement leur nom…

Lecteur privilégié 2 : je comprends que l’éditeur n’ait pas voulu publier ces pages – car on ne me fera pas croire que l’auteur ait été assez sot pour ne pas en avoir de copie. Au XXIème siècle tout de même… Je soutiens même cette forme de censure, car la description des manifestations qui y était faite était intolérable ! Certes, on ne savait pas lesquelles étaient de l’Unité Populaire et lesquelles participaient de ce qu’Armand Mattelart appelle, dans La spirale, « un Mai 68 au contenu inversé », à rebours, de droite, toutes narrées par un je sans identité marquée. Juan se mêlant à certaines manifestations de gauche, Jean pouvant être pris dans le flot d’une autre défendant des idées opposées aux siennes. Eventuellement cette manifestation pourrait être vue par le narrateur lui-même, il était impossible de les différencier. Montrant ainsi comment le pays voyait presque quotidiennement des manifestations égales en nombre, en chants, en jeunesse, et dans une symétrie parfaite, la ficelle voulant nous faire comprendre qu’elles étaient de même nature – version allégée d’un « tous pareils », sinon « tous pourris », qui mettrait dans un même sac de poubelle les uns et les autres – était un peu grosse. Et puis la métaphore de la Fête de la bière munichoise où, à force de boire et de dévider leur colère, les rues de Santiago se remplissent au point que les pisseurs en viennent à être tous mouillés dans l’histoire, était scandaleuse à plusieurs raisons. Certes quelque chose a débordé au Chili en 1973, mais 1) le jeu politique était bien plus noble que le propos réducteur qui en fait une beuverie alcoolisée, et 2) les militaires ne sont pas les excréments nazis de la société. Cette analogie affaiblissait largement le propos du livre.

Lecteur privilégié 3 : je ne crois pas pour ma part à la thèse de la censure éditoriale. Au contraire, l’éditeur souhaitait publier ces passages comme bonnes feuilles dans la presse de gauche, un peu à l’image des extraits du livre de Marcela Iacub traitant de sa liaison avec Dominique Strauss-Kahn publiés dans le Nouvel Observateur. Sous couvert de dénonciation mais tout en s’en frottant les mains, comme toujours… Je pense que l’auteur (il doit bien y en avoir un !) n’a pas voulu se prêter à ces jeux-là, ridicules et glauques, surtout lorsqu’ils viennent de la part de gens volontiers donneurs de leçons. Et puis ces pages étaient de coloration sans doute trop juanesques, même si on peut imaginer que c’était le narrateur qui les signait. J’en veux pour preuve que, lorsque Jean voit l’enfant crier au moment où il comprend que son père vient de s’effondrer, la première personne à qui il pense c’est Pablito, ce qui soulignait l’égoïsme profond du personnage, pensant à « son » fils lorsqu’il a devant lui le drame d’un enfant universel face à une souffrance universelle.

Lecteur privilégié 1 : comment pouvez-vous trouver ces pages juanesques ? Puisqu’au contraire, Jean, après ce moment égoïste, comme vous dites, retrouvait un quart de seconde plus tard cet universel qui l’avait poussé à quitter son pays pour servir l’incarnation d’une utopie, et résistant à l’appel de la violence se faisait gardien du sentiment en l’homme. J’ai pour ma part lu la deuxième version de ce brouillon, la plus réaliste, où l’enfant n’est pas présent sur la scène, puisque le petit Ricardo, fils de cet ouvrier de la construction tombé en pleine rue, n’avait que 5 mois dans les faits. Sans doute moins théâtrale que la première version, avec le cri de cet enfant sorti de sa bouche aussi profond que les mines de cuivre du pays, comme si la terre chilienne criait elle-même par lui, la présence symbolique de ce petit bébé qui ne reverrait jamais son père et ne l’aurait jamais connu, était intacte. Il y avait Jean qui, après avoir sympathisé avec le jeune homme, ce dernier, dans le cortège, lui parlant de sa femme, de son travail et du petit trésor sorti des entrailles de son épouse, se retrouvait avec un mort dans les bras, seul au milieu de la cohue, sans doute courageux de rester aux côtés de l’agonisant, bien que ce petit héroïsme fût totalement inutile puisque l’autre basculait déjà dans l’autre monde. Jean se disait qu’un condensé de haine faite métal avait beau s’être nichée dans le corps de cet homme, il serait mort en tenant la main d’un autre homme, qu’il avait donné un peu de cette chaleur. Il y avait le Pisagua de Volodia Teitelboim, que cet ouvrier pourtant amoureux de littérature portait sur lui, et la faiblesse des mots face aux balles, toujours. Et puis les secours arrivaient en vain, la foule se massait à nouveau autour du cadavre, Jean était comme expulsé de cet amas, se résolvant à s’y diluer, anonyme, refusant d’être le témoin prolixe de quoi ? Pas grand-chose, il ne connaissait pas plus que cela le défunt et ce qu’il avait vu, tout le monde l’avait vu ; restait à trouver l’auteur de ce coup de mitraillette odieux, tiré depuis le siège du PDC, en pleine Alameda ! L’important des deux versions, était qu’en refusant de se cacher et de se mettre à l’abri comme les autres pour épauler symboliquement ou le jeune fils ou le jeune ouvrier, il réfutait en acte le scepticisme satisfait de Juan, et devenait un peu du héros qu’il avait peur de ne pas pouvoir être, et ce sans mourir, en toute gratuité.

Lecteur privilégié 2 : et comment expliquez-vous alors que Jean se juanise lorsqu’il quitte la place Bulnes en ne sachant plus dans quel Chili il est, lui qui jusqu’ici était pure fiction, ancrage herméneutique sans distanciation comme Juan ?

Lecteur privilégié 1 : justement, les fragments ouvraient sur un doute, une faille qui risquait d’emporter Jean et rien de tout cela ne se passe, au contraire, Jean du chapitre X redevient Jean du chapitre I, qu’on a vu découvrir le pays, admirer sa culture et aimer une de ces femmes. Ce passage semblait lui permettre de trouver une dialectique dans son conflit intérieur : il est dans une manifestation aux côtés de communistes orthodoxes comme lui, il se résout un peu à la violence et en comprend le caractère défensif, mais refuse d’y céder lui-même. Il se veut consolation de l’homme et non vengeance envers le tireur lâche et invisible.

Lecteur privilégié 4 : d’autant plus qu’avec cet amour soudain qu’il éprouve pour Camila, Juan renie tout d’un coup tout son antipolitisme, la voyant comme une héroïne et une poétesse. Lui qui n’a de cesse de vouloir montrer la dangerosité narcissique de l’héroïsme et les poisons que sont la peau et la poésie ! Il la décrit comme une « source de vie », lui qui vient de dire qu’avant trente ans les jeunes doivent se taire, regarder, apprendre, mûrir mais ne pas encore agir ! Il y aussi à côté de la métaphore de l’urine débordante, celle des moutons, certes, mais avez-vous remarqué que ces derniers montent toujours, l’ascension étant sans cesse présente, ils vont de la ville à la montagne, ils « contemplent la Cordillère en espérant un jour être dignes d’elle », comme un mélange étonnant entre un Zarathoustra collectif (même si ça sonne comme un oxymore) et l’idée d’un peuple platonicien qui sortirait de sa caverne.

Il y avait donc une sorte de rencontre, de “mélange” entre les deux personnages principaux, est-ce bien cela ?

Lecteur privilégié 1 : oui tout à fait ! Il était touchant de voir ce Juan, si volontiers cassant, provocateur, moqueur, s’éprendre de cette jeune-fille, dans une relation presque incestueuse, la suivre de loin dans les manifestations, avoir des frissons lorsque le bus est saccagé à Providencia, ne pas condamner avec la force qu’on lui a connu auparavant l’occupation du siège central de l’Université du Chili par les hordes d’étudiants opposés à l’ENU (et par extension à l’UP), s’étonner de la trouver « admirable » lorsqu’elle parle des plans qu’elle et ses amis fomentent, lui qui condamne souvent les actions politiques, et ce même si on sentait bien quelque fascination pour l’engagement, malgré son contenu déplorable, de Laura, dans les actions semi-clandestines de Patrie et Liberté.

Lecteur privilégié 4 : on ne sait d’ailleurs pas trop quels ont (ou auraient) été les rapports entre Camila et Luz, si elles se sont (ou s’étaient) rencontrées. Pourquoi s’éprend-il de l’une et refuse-t-il l’amour de l’autre alors qu’il l’aime comme une fille, et que l’une et l’autre doivent avoir le même âge ?

Lecteur privilégié 2 : il est d’ailleurs regrettable que l’auteur (moi je pense qu’il doit bien y en avoir un, même si c’est un collectif !) n’ait pas prévu à ces dates-là une rencontre entre Jean et Juan, c’eût été l’occasion de voir l’un en face de l’autre, ces changements qui s’opéraient en eux…

— Excusez-moi, on me dit qu’il y a des heurts dans les rues de Santiago !

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