§Jésus superstar. Effectivement. Encore. Pourquoi ce point d’exclamation ?, ici c’est la routine, presque. Cette fois-ci se sont des opposants à l’ENU qui auraient attaqué en divers points de la ville : ici le local du journal communiste Puro Chile (celui de Ultima Hora a connu le même sort il y a quelques jours), à Providencia c’est un bus qui est saccagé, au centre-ville c’est la maison centrale de l’Université du Chili qui a été occupée de force pendant quelque temps avant que les assaillants ne s’en retirent, non sans avoir tenté de la brûler en partant. C’est du moins ce que rapporte le Siglo de demain. Ne pouvant me rendre sur place actuellement, occupé à former un narrateur stagiaire, et puis comment être partout en même temps pour vérifier, je dois vous avertir que je ne donne ici que des informations de seconde main, même si je les ai quelques heures avant qu’elles soient imprimées. Malheureusement, Patricio Guzmán n’était pas là pour filmer… et encore de toute façon qu’est-ce cela prouverait, vous n’êtes pas assez naïfs pour ignorer les miracles que l’on peut faire avec un bon montage…
Alors dans ce cas-là, pour recouper l’information, vous avez donc le choix. Ou demander à des vieux aujourd’hui séniles ce qu’ils ont vu et fait ce soir-là, et vous apprendrez qu’un tel a honoré une superbe et très connue actrice qu’il ne peut évidemment citer pour des raisons de confidentialité, que tel autre a terrassé à lui seul une bande de décéistes ou pénéistes écervelés qui voulaient violer une pauvre étudiante de l’UTE, qu’il n’y avait jamais eu autant de ferveur sur l’Alameda, etc. Ou vous pouvez faire appel à votre propre imagination – vous épargnant des heures de récits mythomanes, de mémoires bricolées et scotchées de manière parfois bizarres – ce qui revient au même en plus rapide. Troisième possibilité, différente de celle qui consiste à décrire des scènes de liesse, des discours politiques, des affrontements dans les rues avec une savante part d’hémoglobine pour le quota de frissons et d’évènements narrés en direct (qui font que ce roman ne serait pas comme une pièce de théâtre classique où il n’est autorisé qu’une seule action sur scène), vous fixer sur un des deux personnages que vous avez sous la main. On m’a demandé de ne pas révéler ce que fait Jean ce soir, et je ne suis pas assez courageux pour enfreindre cet ordre. Alors il nous reste l’autre qui est dans le lit d’une femme. Encore. La routine, pour sûr. Quelle forme ! Quel obsédé !
Quoi ? J’aime la poésie de la jeunesse qui émane de Camila, cette enfant d’une vingtaine d’années, femme qui ne peut pas encore être vue sous l’angle de la mère mais plus sous celui de la fille, qui jouit de cet entredeux éphémère pour s’ouvrir aux rêves, qui en déborde tout en sachant ne pas tomber dans l’excès, gardant les pieds sur terre mais les yeux levés vers les étoiles dans un savant dosage de responsabilité et de liberté, petite, fragile et forte, légère et amoureuse, tout en contraste, chaude et froide dans un même geste mais sans jamais se laisser aller à la tiédeur, qui vient mettre un joyeux désordre dans mon cœur. Que c’est agréable de sentir cette piqûre, ce foutoir intérieur, cette perturbation invisible des sens de la vie, pour une mise en suspens qui me vieillit en même temps que je me sens rajeunir. Il est vrai que je ne suis pas avec Camila, ce soir, qui est en train de fomenter je ne sais quelle action dans les rues de la ville, mais la femme avec qui je suis est tellement peu intéressante que j’ai préféré parler de la petite absente. Vous avez des nouvelles d’elle ? Je la sais assez sage, mais ne s’est-elle pas fourrée dans des affrontements dangereux ?
Il faut que je cesse d’être paternel avec elle, c’est ma maîtresse après tout, à son père de veiller sur elle comme il se doit, il est dans mon rôle à moi de lui faire connaître une autre réalité de la vie.