§AAA. Jean a effectivement été pris au laboratoire Geka, il commence dans deux jours, et est assez heureux de pouvoir l’annoncer ce soir à son vieil ami. Mais la conversation débute, comme très souvent chez ces deux-là qui se savent assez éloignés politiquement (mais c’est aussi vrai chez l’ensemble de l’humanité en général : comment faisons-nous pour ne pas nous étriper, si le temps et les aléas de la vie ne nous donnaient pas quelques prétextes à discuter ?) : le football.

— Et alors tu as été au match avant-hier ?1 — demande Juan.

— Non, ça fait loin de Quilicura. J’aimerais acheter un vélo mais à E° 20 0002 ça va être impossible pour moi…— répond l’autre Français. — Et puis il faut dire que…

Quelques klaxons se font alors entendre dans la rue, en cette nuit déjà assez avancée. Les deux amis comprennent assez rapidement dans ce brouhaha, qu’en battant Cerro Porteño 3 à 2, les Brésiliens de Botafogo viennent de qualifier Colo Colo en finale de la Copa Libertadores 1973 ! En finale !! Un moment historique et unique pour le pays, qui fait que tout le monde trinque dans le bar pour fêter ça.

— A notre victoire contre [les Argentins de l’]Independiente [d’Avallena] ! [, club de la banlieue de Buenos Aires, club tenant du titre, qui s’est aussi imposé dans l’autre poule de trois équipes – NdN] — s’exclame Jean. — Et…

Et Juan qui a besoin de coller une petite mouche sur la peinture fraiche de ce tableau sans doute trop beau pour lui, de rajouter sans laisser à l’autre poursuivre la phrase qu’il avait tenté de commencer :

— Si cela donne du baume au cœur des Chiliens, il n’en demeure pas moins qu’il n’y a plus de sucre dans les magasins. Que les mineurs de ‘Chuqui’ menacent de faire une vraie et longue grève alors que ceux d’El Teniente en sont presque à un mois dans trois jours. Qu’il n’y a plus d’aliments pour les bébés. Ni gaz liquide, ni paraffine, ni… non, vraiment, le foot est véritablement une maigre consolation dans ce sombre tableau, qui souffre de bien plus qu’une mouche. Tu te rends compte, Jean, que j’ai quitté la France pour être au calme, dans un pays hispanophone, un des rares, qui promettait une certaine stabilité… ?

— Tu ne voulais pas un pays anglophone ?

— Ah… Peut-être avais-je besoin de retrouver un peu de cette Espagne perdue, que mes parents ont fui alors que j’allais naître… Je savais bien qu’il n’y aurait rien ici qui ressemblerait à la Cordoue de Maman et sa Mezquita – que je serais peut-être condamné à ne connaître que dans les récits légendaires des histoires qu’on me racontait étant enfant – tant que Franco sera au pouvoir. J’aurais pu essayer d’aller au Pérou contempler la grandeur passée des Incas, mais que veux-tu que je fasse au milieu du régime militaire de Velasco Alvarado et son populisme de gauche ? J’aurais pu aller dans le Mexique des Aztèques et de Díaz Ordaz, le pays ne me paraissait pas très différent du Chili de Frei… aujourd’hui aurais-je gagné beaucoup ?, si Echeverrían’est pas si éloigné d’Allende… Il y a quatre ans, le Chili était sous la coupe de l’impérialisme américain et son armée était réputée pour sa fidélité aux valeurs démocratiques, deux gages de stabilité, alors que je voulais fuir toutes ces puériles agitations que j’avais pu voir à Paris pendant les « évènements »… je ne sais pas ce que je pense de De Gaulle, très franchement, mais voir plier cet homme d’une certaine stature devant cette bande d’histrions, quelle farce ! Je veux bien qu’on chasse un dirigeant, mais qu’un grand homme tombe devant plus grand que lui !, pas sous le poids d’une multitude de quelques faiseurs de phrases et distributeurs de tracts… Et qui aurait pu croire que l’Unité Populaire passe, ici ? 36%, un tiers du pays pour lui et son alliance. Faut-il que je sois maudit depuis mon enfance et que la politique ait décidé de me poursuivre partout où que j’aille ? Faut-il que je finisse par abandonner tout ce qu’il me reste de mon hispanité pour devenir citoyen américain ou australien ? Crois-tu que si je décide de fuir en Australie ou en Nouvelle-Zélande cette fièvre me suivrait encore jusqu’au bout de l’Océan Pacifique ? Y a-t-il une colonie où je puisse trouver un asile politique… contre la politique ?

Alors que Jean va pour prendre la parole, Juan, terminant de se resservir un verre, renchérit :

— Au demeurant ne me crois pas injuste avec Allende. J’apprécie l’homme, je reconnais du mérite à l’animal politique, son programme n’a pas toujours été très différent de ce que voulait réaliser Tomic, et s’il n’était pas dépassé par son parti politique et ce crétin d’Altamirano, il y aurait moyen que les centristes de tous les partis s’entendent et fassent quelque chose ensemble. Je doute que les communistes restent longtemps aussi raisonnables, mais enfin, nous aurions quelque chose qui tienne sans doute la route. Et là vers quoi allons-nous ? Et toujours ces mêmes types à baffer : Cohn-Bendit / Enriquez, ce n’est pas la même race de bateleurs de rue capables de soulever des groupuscules microscopiques et de faire un bruit énorme à partir d’une piètre base de fanatiques ridicules et vains ? C’est une Internationale de la jeunesse imbécile qui se développe depuis qu’ils n’ont tous ou que la jouissance ou la révolution à la bouche ? Et parfois les deux ?

Juan a eu le temps de boire son verre pendant qu’il débite ses paroles, avec grands gestes et empressement. Quand prend-il le temps de boire, avec quelle main tient-il son verre, sans rien renverser et en trouvant le moyen de mettre son verre en bouche, a-t-il des organes cachés ? Toujours est-il qu’il boit beaucoup, et qu’au fur et à mesure, si sa diction reste cohérente et fluide, celle-ci se fait plus rapide. Ses idées semblent tourner autour d’un point fixe, spirale maintenue rivée à quelques points structurants mais qui parait pouvoir sombrer sous la force centrifuge de la déraison si l’alcool pousse plus loin ses racines dans le sang du professeur. Sans doute vaut-il mieux que la soirée ne dure pas trop longtemps. Arrêtons-la là, même si Jean, à la fin, et cela aura valu leur dernière raison de trinquer ce soir, a pu timidement annoncer qu’il avait retrouvé du travail. Ce qui fit sincèrement plaisir à son bavard compagnon.

Notes

  1. Gagné 2 à 0 par le Chili, ce qui fait qu’il faudra un troisième match pour départager les deux nations. [Note de Juan, qui sent que vous commencez à vous intéresser aux résultats de football.]
  2. E° ou escudos. Au Chili, comme dans d’autres pays, la devise se place avant le prix [Note du narrateur omniscient]

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