§“Keep Yourself Alive” de Queen. Je le vois arriver au loin, du moins je le devine d’abord puis le discerne peu à peu, et au fur et à mesure qu’il approche je ne peux plus me tromper, c’est lui bien qu’il soit habillé très différemment du style que je lui connaissais, c’est bien Dom’ Tingo.
— Dom’, quel plaisir ! Qu’est-ce que c’est que toutes ces couleurs sur toi ?
— La preuve que je suis heureux et que je n’ai pas envie de le cacher. Comment vas-tu, Juan ?
— Ça dépend à qui je me compare… Plutôt bien si je fais la moyenne. Qu’est-ce que tu deviens, dis-donc, tu me parais changé.
— Sans doute. Je me suis trouvé.
— Comment ça ?
— Plein de choses ont changé depuis la dernière fois où l’on s’est vus, Juan !
Mon banquier a l’air euphorique, son regard est brillant, ses gestes amples et rapides, je croirais voir devant moi un homme nouveau.
— Ancien banquier, Juan : j’ai quitté mon travail ! J’ai démissionné !
— Quoi ?
— Oui, j’ai laissé tomber tout ceci. J’ai aussi quitté la maison de mes parents et revendu la 404.
— Et où vis-tu ? Que fais-tu désormais ?
— Tiens je n’ai pas oublié tes livres : Mallarmé et Casanova. Je t’ai rapporté à mon tour de la lecture : des livres de philosophes indiens.
Je prends les livres qu’il me tend, les miens que je reconnais et puis ceux qu’il veut me faire découvrir, colorés et saturés de symboles pour moi ésotériques.
— Tu connais la philosophie indienne, Juan ?
— Pas vraiment, Dom’. Les grandes lignes, et quelques clichés sur la métempsycose, sujet qui m’intéresse d’ailleurs…
— Tu devrais explorer plus avant cette voie, c’est extraordinaire ! J’ai découvert une nouvelle philosophie de vie plus belle et enrichissante que celle qui était la mienne avant. Je n’ai plus rien, et, tu vois, je me sens plus riche qu’avant, détaché de mes boulets. Je suis maintenant épanoui, heureux, volant dans le flot de la vie avec des ailes que j’ai appris à déployer.
— C’est la femme que tu avais rencontrée qui t’a initié à tout ceci ?
— Oui ! Entre autres. Il n’y a pas qu’elle dans la communauté qu’elle m’a fait découvrir. Et je suis un peu comme toi, désormais, je n’ai pas de partenaire attitrée, attachée à moi comme dans la prison des sentiments, mais nous appartenons à tous, les enfants sont ceux de tous, il n’y a aucune trace de cette possession de l’autre, cette horreur qu’a inventé la culture occidentale et qui rend malheureux les gens…
Je reste sur les fesses quoique bien debout, sous le choc en tout cas. Quel changement en cet homme depuis les trois dernières semaines ! Il devait être comme une cocotte minute prête à exploser et qui vient de se révéler à lui-même. Si je n’avais pas un souverain dédain pour toutes ces modes philosophiques exotiques qui impressionnent comme des orages soudains mes contemporains et font naître en moi des pulsions inquisitrices quoique je ne sois pas chrétien, je l’envierais presque. Tingo devenu roi de la baise, lui le petit enfant coincé dans sa vie étriquée, chez ses parents, dans son boulot, quelle révolution, je n’en reviens pas… est-ce ma créature, ça, moi qui lui ai mis une femme dans les bras pour qu’il se dévergonde un peu… Mais qui a-t-il pu rencontrer, ma grande amie n’est pas dans une communauté hippie ou quoi que ce soit d’apparenté… était-ce une amie à elle ?
— Juan arrête de penser tout ça ! Je ne suis roi de rien, je suis heureux c’est tout, tu ne devrais pas juger avec tant de mépris ce que tu ne connais pas…
— Désolé l’ami, je vais te paraître affreusement matérialiste et coincé à mon tour, mais de quoi vis-tu ?
— La communauté a un champ dans lequel nous cultivons de quoi vivre, nous faisons de l’artisanat que nous vendons, …avec l’argent de la voiture, je vais aller en Inde, quitter ce petit pays, sortir de tout ceci, me révéler, apprendre progresser dans l’être… Oui, oui, oui, dis-toi ce que tu veux, que je suis le cliché de l’occidental en mal de voyage, du nouveau converti ésotérique qui s’engage dans un chemin aventureux, je ne prétends pas être original, ni plus fin, je ne veux même pas te montrer que je ne suis plus l’être médiocre et effacé que j’étais, et tu as tort de voir une compétition entre nous… Tu es trop engoncé dans ta façon de penser capitaliste, à vouloir me dominer socialement, à vouloir être le plus libre, le mâle dominant que je ne pourrais qu’imiter maladroitement ! Je ne t’en veux pas pour ça. Tu ne sais pas ce que tu penses, tu devrais te libérer toi aussi, il n’y a aucune compétition valable entre les hommes, Juan, tu devrais toi aussi sortir de ce carcan où tu es, aller en Iran comme tu en rêves, cesser de te croire plus malin que les autres, et vivre, aimer, fraterniser enfin pleinement avec autrui…
— Oh, Domenico, paix ! Cesse à ton tour de me faire la leçon !
— Parce que tu es jaloux de ce bonheur et de ce feu qui brûle dans mon cœur, libère-toi de ces sentiments mauvais, tu n’es pas amoindri parce que moi-même je suis éveillé, ce n’est pas un système de balancier où l’un s’élève au détriment de l’autre, nous pouvons tous être heureux en même temps…
— Paix ! Je ne veux pas te laisser pour mort comme d’autres donneurs de leçons inutiles et grandiloquents, mais… il faudrait une fiole pour t’emprisonner dedans, Dom’. Tu n’es pas réel ! Tu n’es pas réel ! Regarde : je souffle et tu vacilles ! Tu es une flamme dans l’eau, un petit nuage sur Terre, un courant dans un incendie, je souffle, je souffle, et tu disparais !
Dieu, c’était moins une…