§Machintosh. Je fais la queue pour acheter le journal, près de chez moi, le Mercurio cette fois-ci : j’en ai assez de lire la presse démocrate chrétienne, et je ne lirai que dans la Prensa, si je tombe dessus, la narration de la fusillade d’hier pour voir ce qu’ils vont encore inventer pour se dédouaner (s’ils réussissent à dire que le tireur était en fait un upiste déguisé, je salue les artistes !). Et puis je pense être bien imprégné et capable de ressortir leur discours sans trop de problème, surtout que Camila me donne des cours particuliers lorsque nous nous voyons ; j’ai besoin de respirer un peu. Devant moi un couple, dont l’homme, assez épais et de qui je n’aperçois que le dos, est apparemment connu puisque les gens ont l’air un peu différents lorsqu’ils le voient. Pour ma part, son dos n’est pas des plus excitants, même si son béret me semble être celui d’un communiste, un poète, un Pablo Neruda, que je croyais sur la côte mais qui doit être de passage à Santiago à sa maison, parait-il sensationnelle, et située à 50 mètres de la mienne, au pied du Cerro San Cristóbal, appelée la “Chascona”, en l’honneur de cette femme aux cheveux fous, qui, oui c’est bien elle, donne raison au nom de la maison. Il semble bien affaibli, se reposant sur elle comme sur une canne, mais son esprit est vif puisqu’il est en train de citer du Aragon en français au buraliste ébahi :

— Je me souviens de chansons qui m’émurent
Je me souviens des signes à la craie
Qu’on découvrait au matin sur les murs
Sans en pouvoir déchiffrer les secrets

Enfin avec quelques petits trous dans sa mémoire puisque :

— C’est

Il me souvient de chansons qui m’émurent
Il me souvient des signes à la craie
Qu’on découvrait au matin sur les murs
Sans en pouvoir déchiffrer les secrets
Qui peut dire où la mémoire commence
Qui peut dire où le temps présent finit
Où le passé rejoindra la romance
Où le malheur n’est qu’un papier jauni

qui aurait été parfaitement juste.

Neruda se retourne et me voit à un mètre de lui, avec mon Mercurioà la main, alors que lui tient un … Siglo. Mince, j’aurais tant voulu le voir avec un journal socialiste, d’extrême-gauche ou de droite pour le dénoncer au Parti pour déviationnisme. Après un rapide coup d’œil destiné à tenter de comprendre à qui il à faire, il me rétorque :

— Je ne sais pas qui vous êtes mais vous semblez avoir autant de bonnes que de mauvaises lectures, Monsieur.
— Ça me laisse le bénéfice du doute sur la moitié de celles-ci… Vous me laisserez bien décider moi-même laquelle je considère être la bonne. Vous êtes ?

Ha oui j’aime bien faire ça de temps en temps, pour faire tomber de leur piédestal, des personnes connues. Je ris intérieurement de voir qu’il ne peut réprimer son étonnement le plus complet. Statue gonflable.

— Voyons : Pablo Neruda ! Vous ne me reconnaissez pas ?

— Le poète ?

Il parait éberlué.

— Oui, il m’arrive d’écrire quelques vers à l’occasion, en effet — fait-il dans un rire.

— Moi, vous savez j’ai arrêté à 17 ans. Comme Rimbaud, d’ailleurs. La poésie est une affaire de jeunes gens, ensuite il faut écrire des chansons, voilà qui embellit la vie. Vous avez écrit des chansons, vous ?

— Certains de mes poèmes ont été adaptés, oui.

— C’est bien, ça !

— Et à qui ai-je à faire ?

Je m’aperçois que je suis vêtu tout de noir aujourd’hui, non pas comme un hommage discret à Mussolini mais parce que le noir affine et qu’à force de déguster le sang de la terre du Chili, et comme je n’ai plus vingt ans, j’épaissis un peu. Et puis, contrairement à ce que j’ai pu affirmer à Gladys de peur qu’elle ne se moque de moi, si je devais être quelqu’un d’autre que moi-même je serais Zorro : si tout le monde a besoin d’une idole, je prends celle-ci.

— Appelez-moi don Diego de la Vega de la rime.

— Ce n’est pas votre nom, n’est-ce pas ?

— Neruda, c’est un pseudonyme, n’est-ce pas ?

— J’en conviens.

— Donc je veux avoir droit au même traitement.

— Accordé ! Et vous aimez la poésie alors ?

— Non, je la combats. Elle est dangereuse. Elle pervertit la jeunesse, déboussole la raison, c’est un poison qui rend gâteux ceux, jeunes et vieux, qui n’ont pas appris à se défaire de ses sortilèges.

— Et pourtant vous en citez.

— Il faut connaitre parfaitement l’adversaire et être revenu de son Enfer pour le combattre avec crédibilité et efficacité.

— Dieu !

— Vous voyez, vous êtes contaminé : déjà un poème dangereux qui vient de vous échapper !

Il est décontenancé, je viens de marquer un point assez facilement. La plupart des hommes seraient déjà heureux d’avoir bousculé le Prix Nobel (même fatigué et pris au dépourvu), et moi, en même temps que je me flatte de ne pas être de la plupart des hommes, je ne serai heureux qu’une fois fait le break, et j’avoue être mauvais joueur : je ne laisse pas à l’autre le temps de se replacer.

— Si vous voulez, et si vous lisez le français, je peux vous prêter la traduction d’un livre traduit très récemment du tchèque – si vous promettez de me le rendre, évidemment, car c’est une épreuve que le traducteur m’a gentiment offert – qui s’appelle La vie est ailleurs, de Milan Kundera.1 Le livre sans doute le plus féroce sur la poésie après Le Quichotte, que je ne vous fais pas l’injure de présenter.

— Ecoutez, volontiers !

— Il faut promettre : lorsque quelqu’un vous dit qu’il est un saint, il cache souvent un Diable puisque le vrai saint est saint seulement s’il ne le sait pas. Si vous vous dites poète, c’est que vous avez probablement besoin de mots de façade pour faire oublier que vous êtes un homme, et si vous vous dites communiste vous devez être le dernier à rendre les livres !

— Où faut-il signer votre pacte diabolique pour avoir le droit de lire ce livre ?

— Vous venez de le faire en acceptant tacitement que je vienne vous l’apporter ce soir chez vous. Ne vous inquiétez pas, je n’habite pas loin. Si vous ne me le rendez pas j’aurais tout le plaisir pour moi d’avoir réussi à prouver que les communistes sont les pires des hommes, dans les faits, là où leurs mots enchanteurs vous promettent l’inverse.

— Prouver à qui ?

— A moi seul. Il faut être bien malheureux pour avoir besoin de spectateurs dans le théâtre de sa vie.

— Acceptez plutôt en retour que je vous dédicace un livre lorsque vous viendrez m’apporter le vôtre ?

— Non merci, Monsieur. Je me méfie de vos poisons. Vous ne me refuserez pas le plaisir de vous faire un cadeau éphémère sans retour ?

— Soit. Vous êtes dur en affaire !

— C’est que je n’ai pas à mes côtés une aussi belle Méduse qui m’ensorcelle quotidiennement, et je suis tout concentré à mes petites négociations. (M’abaissant pour faire un baisemain à cette femme aux yeux hirsutes qui ne voient pas ceux amusés de son mari, trop occupés à m’enfoncer ses dards dans mon insolence joyeuse.) Madame, on rêverait de perdre son argent pour moins que ça !

Je reprends, à l’adresse de Neruda cette fois-ci :

— Et pourquoi citez-vous Aragon, ici, dans les rues de Santiago ?

— Monsieur (il hoche la tête vers le buraliste avec qui il discutait avant que je les interrompe), me demandait pourquoi il avait vu inscrit « Jakarta 1965 » sur un mur.

— Ah… je vous laisse lui expliquer le menu du programme qu’on vous propose ainsi, je laisse 9 escudos (que je pose sur le comptoir), et je vous dis à ce soir.

Malheureusement, lorsque je passe comme prévu, c’est Madame qui m’accueille après qu’on m’ait ouvert. J’ai le livre promis sous le bras, et lorsqu’elle me reconnait c’est elle qui est transformée en statue. Elle me tend froidement la main pour le recevoir. Je devrais lui réclamer un petit baiser en échange ou quelques effronteries du genre pour l’agacer, mais je n’ai aucune envie de jouer avec elle, elle ne m’amuse pas et je préfère de loin son mari.

— Mon mari n’est pas bien ce soir, je lui donnerai — me dit-elle, comme lisant dans mes pensées, et bien que j’entende des voix plus loin, du moins je crois les percevoir.

Ce serait très mal poli de m’imposer et d’aller vérifier qu’elle ment. Je perds ainsi toute chance de revoir le poète communiste, lui, proche d’Allende.

Je pourrais annoncer que j’ai changé d’avis et que j’accepte un prêt en échange d’un livre du poète, mais ce serait montrer que je suis un courtisan de plus… idiot, j’aurais dû venir avec Jean ! Pourquoi n’ai-je pas fait le lien ? En plus, j’aurais peut-être pu l’aider à renouer contact avec son camarade, qui lui-même aurait pu l’aider à retrouver du travail… à creuser pour la suite ! D’ici là j’ai la muse devant moi.

— Je vous ai mis mon adresse et mon numéro de téléphone en première page. Lorsque votre mari aura fini de le lire, n’hésitez pas à venir prendre le thé chez moi, j’ai sans doute dans ma bibliothèque d’autres livres en français, étant Français moi-même, à lui prêter.

— C’est gentil à vous, Monsieur.

— Je vous en prie.

— Bonsoir.

Note

  1. Le livre est publié en français par Gallimard en 1973. A quel mois ? Juan a pu rencontrer François Kérel, et se faire offrir l’ouvrage avant tout le monde… Comme pour le premier disque de Tom Waits, ça se joue à quelques mois, des poussières à quarante ans de distance, le péché n’est pas si grave… Donc là encore un bon coup de pieds dans les couilles de la réalité a été mis et elle n’a pas moufté plus que ça ! Ainsi, non seulement la réalité est une lâche qui ne sait pas se battre face à une volonté trop puissante, et en plus c’est un(e) hermaphrodite interlope qui n’est pas très clairement définie…

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