Je ne sais plus qui j’ai aimé mais c’était toi.

Jean Malrieux, Préface à l’amour

§12.1. [Version originale] Alors je me sens seul ce soir-là, l’esprit vide et morne, bien qu’elle soit à côté de moi. J’ai commencé une lettre à son intention. Elle commence comme ceci :

« Je t’écris un soir triste. Je suis au-devant d’un choix que je suis seul à pouvoir prendre et qui n’offre aucune issue joyeuse. Je n’aime plus celle que j’ai aimée, déception en déception, j’ai besoin de quelqu’un qui me pousse, et voilà qu’on m’enfonce. J’avais pourtant cru réussir à laisser de côté tous les malheurs de la jeunesse, l’amour et le sexe, les soirées de frustrations et l’angoisse de l’âme-sœur. Aussi je pouvais vivre pleinement mon âge avancé. J’avais tout à domicile, tâche à moi de me contenter et d’enfouir dans un bonheur factice tout ce qui pourrait contribuer à briser ce havre de paix. Mais je me dois à moi-même de me remettre en quête, je crois n’avoir pas trouvé, encore. Peut-être est-il temps de repartir sur l’Océan. »

Tout en écrivant, elle me parlait dans mon dos, je répondais sèchement, gêné d’être appelé dans le monde des autres, la larme à l’œil attendant qu’une vague à l’âme poussée par le vent de l’instant ne vienne l’emporter : « les rivières se perdent au pays de l’eau ». Je n’en peux plus de voir les minutes passer les unes après les autres sans que rien ne se passe, pas même un scandale, une parole indélébile soutirée du monde du non-dit, de percer au moins ce silence froid, faire tomber cette épée et s’observer le crâne fendu riant de souffrance, pleurant ma délivrance. Il y avait donc une femme près de moi, belle, assez déshabillée et lisant un livre sorti de ma bibliothèque, tard et nous aurions dû aller clore cette journée trop longue. Mais je n’ai pas sommeil, et aucune envie de m’allonger avec elle. Elle reste telle que je l’ai connue et choisie, et maintenant elle me pèse de tout cet être qui n’est que douceur, sécurité, franchise, un lac paisible de tendresse. Seulement, maintenant qu’elle n’est plus une conquête mais un terrain connu, je voudrais tant pouvoir être fier d’elle, qu’on me parle d’elle avec admiration, que je fasse parti de cette fusion-là ! Mais non elle est là, sans cesse, matin midi soir, pour des mots doux, pour des moments de bonheur où elle ne fait rien que m’aimer d’un misérable et véritable amour.

Elle est si proche que je me prends à aimer regarder ces femmes inconnues du lointain, ces exploratrices qui partent se perdre et retrouvent leur chemin au milieu d’un doute, celles qui reviennent des hauteurs d’un rêve, fières et les yeux brumeux d’avoir atteint la crête où le génie peut vous faire basculer dans la folie. J’aurais voulu qu’elle s’envoie loin quelque part, et que ne l’aurais-je aimée ! Elle serait près de moi en étant si loin, présente partout dans chaque parcelle de grandeur il y aurait eu l’idée de ses hauts faits… Combien m’a rapporté son amour ?, pourrai-je un jour quantifier le bonheur qu’elle m’a procuré ?, pourrai-je le contempler une seule fois pour mieux m’en rendre compte ? Pourtant elle n’additionne rien à mon être, je veux dire, elle m’a comblé sans arriver à faire de moi un être insatiable. Elle m’a enclos dans son territoire à elle qui s’étend de la plate félicitée à la jouissance, je n’ai plus aucune raison de partir, je me suis déjà installé confortablement car elle a inondé de lumière jusqu’aux coins de chaque pièce, rien ne peut être très sérieux après son regard calme et vivifiant, je suis figé.

Avec elle, je ne sais que vivre, j’ai trop vite oublié de brûler, je me suis trop attardé au port sans plus n’aimer mêmes les vagues qui me promettaient le tangage et peut être l’Eldorado au bout, je n’ai vécu que dans les ondes languissantes de ses yeux, sur le rivage de ses sourires, elle est sable et je suis la vague qui file vers lui alors qu’elle devrait retourner dans les remous de la mer. Mais je me plonge dans quelques impressions, aimer le craquement du feu, sentir les brûlures du froid, éprouver une bien agréable nostalgie de rien, sans cesse une crainte tapie en soi, si jamais je ris trop fort que l’on me rappelle à l’ordre ! Je me perdrais si je ne rêvais pas encore parfois de bars sombres d’où les sons sont sourds et éloignés, se trouver comme à l’abri d’une parenthèse à puiser au fond de cet immobilisme la sève du monde, le récit des navigateurs, forger sa fragilité, n’être jamais rien d’autre qu’une petite peur entre l’estomac et le cœur, être un arbre en hiver qui contient en cale le fruit qu’il ne daignera jamais porter au jour, être une promesse une porte fermée et sans clef et à jamais repousser l’heure de l’aboutissement, accomplir toujours à l’avenir, ne pas être une destination être une direction, ne regarder que par la serrure et se rire de la lumière, se mouvoir bien mieux dans l’obscurité, nyctalope et funambule, et tu me parles, « ça va, Juan ? », trop bien tu m’étouffes.

J’admirais descendant vers toi
L’espace occupé par le temps
Nos souvenirs me transportaient

Il te manque beaucoup de place
Pour être toujours avec moi
Paul Eluard, A toute épreuve, « L’univers-solitude », XVII

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