§20. Et de fait, comme je l’annonçai à Juan, me voilà au meeting au Teatro Caupolicán, coordonné par Miguel Enríquez, du MIR. Pourquoi suis-je venu écouter l’extrême-gauche ? Parce qu’un de mes colocataires me l’a proposé et que je ne voulais pas rester seul dans la maison. Enríquez appelle à un « gouvernement de travailleurs », habile manière de critiquer le gouvernement d’ouverture d’Allende et de prôner la fermeture des institutions existantes en faveur d’une Asamblea del Pueblo, unique, où l’opposition n’aurait pas vraiment son mot à dire puisqu’elle serait minoritaire. Ce à quoi s’est refusé Allende l’autre jour, en prenant le contrepied par cet élargissement gouvernemental.

Ma surprise de la soirée vient d’Arnaldo que je croise ici sans m’y attendre.

— Arnaldo, toi ici ?

— Oui, le MAPU est aussi présent ce soir, il n’y a pas que le MIR.

— Et comment vas-tu ?

— C’est la merde, Français ! La merde, huevón ! Ils fouillent partout pour trouver des armes et nous enlèveront les quelques-unes que nous pouvons avoir, lorsque nous en avons… Et pendant ce temps que faisons-nous ? Nous attendons quoi ? Qu’ils viennent nous chercher pour nous mettre à mort ? J’ai l’impression que tout le monde voit le mur sur lequel nous allons à une allure folle, mais nous assistons, passifs, à cette collision annoncée. Que faut-il faire, hein ? Sauter du train avant de s’écraser ? Faire marche arrière ? Ce serait lâche ! Et en est-il seulement encore temps ? Se résigner et les attendre ? Tirer les premiers même si nous n’avons rien pour leur faire bien mal, histoire de faire semblant d’avoir l’initiative et s’offrir un dernier sursaut d’orgueil ?

— Toutes tes perspectives sont sombres, dis-donc !

— Mais c’est que cet état d’impuissance me rend fou, Jean ! Nous attendons nos meurtriers et leur laissons même le loisir de choisir la date à laquelle ils daigneront nous plumer… Et pendant ce temps, pendant que l’Armée commence à nous persécuter, Patria y Libertad s’amuse à détruire le pays en toute impunité. Il est peut-être temps de passer à la lutte armée clandestine, tu ne crois pas ? Le MAPU et la politique, même le MIR, c’est dépassé, non ? Quitte à mourir autant le faire en soldat, et donner quelques coups bien sentis avant de tomber… (chuchotant après avoir vérifié que personne ne nous entend.) Tu fais toujours parti du groupe auquel je t’avais introduit ?

— Pas vraiment. Il est endormi. En veille. On partage les mêmes doutes que toi.

— Ah. C’est bien, c’est bien. C’est peut-être là qu’il faut être, Jean. Tu es peut-être dans le vrai. L’action. (Il tire sur ce qu’il reste de sa cigarette.) Buter le plus possible de leurs sales gueules avant qu’ils nous explosent.

— C’est le temps du dialogue, compañero. Laisse cette chance à la paix.

— Nan. T’es trop con, toi. Tu n’as pas compris que l’autre jour c’était la répétition générale ? ¿Cachaï? Ils ont voulu nous tester et ils ont vu : on ne peut pas se défendre. Comme c’est des gros lâches, ils ne veulent pas dix morts, pas cent dans leurs rangs, alors ils nous traquent. On est de petits pingouins qui nous agitons encore pour sauver les apparences, mais on est déjà en joue. Ils ont la main sur la gâchette. Dès qu’ils en ont marre, ils dézinguent Prats, ils déboulonnent Allende, et c’est le début du carnaval ! Tu n’as pas compris ça ? C’est dans l’action clandestine qu’il faut être, ¿cachaï? C’est l’heure de la dernière baston. Il faut tout péter pour qu’ils ne récupèrent rien, ces connards, ces chiens. Ecoute-moi bien, Jean, écoute-moi sinon tu vas regretter d’avoir perdu ton temps…

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