§3. Juan m’a emmené dans un restaurant qu’il connaît au début de Providencia. Où je n’ai pas de risque d’être surpris par un camarade. Nous avons mangé une délicieuse purée de pommes de terre avec des œufs à l’huile d’olive, ça fait tellement de bien ! Et, une fois que Juan m’a montré la une totalement censurée de son journal momio du jour, criant au scandale et reprenant la thèse de droite voulant que le coup d’Etat raté ait été orchestré par la gauche manipulatrice et vicieuse (« oui, mais quand même tu vois bien que beaucoup d’entreprises ont été occupées ce jour-là ; qui est ressorti renforcé de cette matinée ? : la gauche populiste et l’Armée. Ça ne t’étonne pas ? »). Nous sommes sortis faire une balade digestive, à pied, dans la nuit klaxonnante et polluée. Je vais mieux mais pourtant, maintenant que l’agitation est retombée, qu’il n’y a rien de plus haut que nous à quoi penser, que le Chili du 2 juillet parait suivre les pas de celui d’octobre – la DC n’ayant pas compris les leçons du 29 juin, ayant refusé aujourd’hui, d’une part, que soit déclaré l’état d’urgence (comme ça a déjà eu lieu pour des événements moins graves depuis que je suis dans le pays) et d’autre part les pleins pouvoirs à Allende – le chagrin perce encore mon cœur comme une passoire.

— Et je ne crois plus à la catharsis, j’ai tellement revécu ses moments… — me confessé-je — et pourtant je ferme les yeux et je suis de nouveau en plein dedans, trempé jusqu’au coup.

— Et la souffrance n’a pas baissé d’un cran, aucune purge, je ressasse, c’est glauque.

— Un beau témoignage de fidélité en effet…

Nous longeons le Rio Mapocho au niveau de l’avenue Santa María.

— Elle. Même elle — geins-je. — En même temps une histoire qui commence aussi vite devait se terminer à la même allure. Mais j’avais tout misé sur cet amour.

— Et la mise s’en va et tu n’as prévu aucun recours. Tu devrais apprendre à placer plus habilement.

— Je ne calcule pas.

— Mais fais la somme de ta peine… Faut-il toujours que tu te perdes ! On s’investit en amour comme on engage son patrimoine, il faut toujours craindre le pire en s’abandonnant à la pente du meilleur.

— Ne trouves-tu pas le moment mal choisi de me faire la leçon ?

— Mieux vaut maintenant que jamais, c’est dans ces moments-là qu’on apprend. Les larmes sont comme le fer, c’est encore chaudes qu’on peut les tordre, enfin s’ouvrir à l’écoute et comprendre bien mieux.

— Laisse-moi le temps … peut-on pleurer dans les bras d’un homme ? Se peut-il qu’il abandonne sa superbe pour réconforter l’ami déçu ?

— Je ne suis pas aussi mâle que l’on croit.

Et nous nous serrons dans les bras.

— Et puis, tu sais —­ reprend-t-il — peut-être que je me parle à moi-même. Ne suis-je pas en train de ne pas assurer mes arrières avec Helena ? Enfin, bref, sinon, as-tu des nouvelles de ton ex ?

— Non.1

Pendant que je lui serre l’épaule, pour lui donner l’idée de la force (car je n’ai en moi aucun fluide magique comme on en use pour soigner les bobos des tout petits), qu’il tienne bon, je ne peux m’empêcher de voir avec mépris les banderoles des jeunes extrémistes qui occupent la faculté de droit de l’Universidad de Chile depuis aujourd’hui.

Et pourtant, si elle m’affecte, je sens bien que ta peine me serait un peu étrangère, même si je la comprends par analogie : elle doit ressembler à celle qu’évoquent certains prénoms dans ma mémoire. Mais voilà, si je peux porter ta pierre un instant, je devrai te la rendre. Parce que je n’en ai point vu l’ensemble des composants, ni son élaboration. Tu pourrais me la décrire, puis, lassé de ma profonde incompréhension, tu me la calculerais, tu me la peindrais, tu me la chanterais, mais je ne l’aurais pas comprise, puisque pas vécue. J’en serais ainsi toujours un ignorant, trop distant. Elle sera toujours tienne.

Cependant je la porte, là, maintenant, très provisoirement, au fur et à mesure que tu la sors de ton cœur, je la ressens péniblement, mais dans l’amour, car elle est vraie. Elle est une partie de toi.

Et sentant son poids je te découvre à nouveau, comme lorsque nous étions enfants.

D’abord il y avait un Jean abstrait qui revenait du passé. Puis c’est un visage, une odeur, une voix, des yeux, une façon de se mouvoir, un petit bout de chair vivante, ses tics et expressions, mais c’est bien peu…

Car de ta pierre je vois un être, le reste n’est plus qu’anecdote inutile.

Et c’est beau le rituel de l’échange des pierres, les grandes amitiés naissent par là, où s’y alimentent à nouveau.

Pour voir un corps il faut qu’il soit nu. Pour voir une âme il faut qu’un rempart tombe : les hommes l’appellent l’intimité.

Mais voilà nous repartirons solitairement notre pierre sur le dos. N’est-elle pas moins insupportable, imprégnée de l’amour de ton frère ? Et pourtant pourquoi ressenté-je un peu de sommeil à cette heure tardive et tragique, pourquoi ce plaisir morbide à te voir réduit, pourquoi ce détachement ? Pourquoi ne puis-je abandonner mon être, ma voix intérieure ? et qui glose pendant que tu t’effondres. Que nous servirait d’être deux dans une même voix ?, quel manque d’espace ! Mais pourquoi ce gouffre à la place ? Pourquoi nos solitudes, l’ancrage définitif dans le ratage ? Il n’y a pas à juger, c’est ainsi fait et faisons avec, mais quand même le droit de se demander.

— Allez viens boire un coup, tu te déshydrates à tant pleurer. Réchauffe-toi un peu. Allez viens, Jean, « t’es pas tout seul, il me reste ma guitare, je l’allumerai pour toi et on sera Espagnols » ! Ça te dit quelque chose…

— Je ne sais pas si j’en ai envie…

— Quand on est tout blasé
Quand on a tout usé
Le vin l’amour les cartes
Quand on a perdu le vice

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

— Quand la vue d’un strip-tease
Vous fait dire : quelle bêtise
Vont-ils trouver autre chose !
Il reste encore un truc
Qui n’est jamais caduc
Pour voir la vie en rose

— Je n’ai pas assez le moral pour aller faire semblant de m’amuser…

— Une bonne paire de claques dans la gueule
Un bon coup de savate dans les fesses
Un marron sur les mandibules
Ça vous fait une deuxième jeunesse

— Pourtant j’ai froid et sommeil. Je ne voulais jamais vivre ça.

— Non. Moi non plus. Allons nous enivrer de musique

Une bonne paire de claques dans la gueule
Un direct au creux de l’estomac
Les orteils coincés sous une meule
Un coup de latte en plein tagada
Boris Vian, « Une bonne paire de claques » (1958)

Jean a de nouveau dormi chez moi cette nuit. J’ai essayé de le faire boire jusqu’à ce que l’alcool lui tienne lieu de somnifère. Ce n’est sans doute pas très recommandable. C’est assez décevant pour un professeur de philosophie de recourir à une aussi commune pharmacopée. Où sont les Platon, Descartes et Kant lorsqu’on a un chagrin d’amour ? Tout ce papier, ces phrases, et puis. Il avait si mauvaise mine, tellement de souffrance, j’avais aussi envie de boire avec lui.

Je suis parti avant qu’il ne se réveille en lui laissant des clefs et un message : « je suis parti avec Helena pour quelques jours à Valdivia. Voilà l’hôtel où tu peux me joindre, si tu le souhaites. Reste à la maison si tu veux du calme, nous ne reviendrons que le six du mois. Fais attention à la clef, c’est l’unique double que j’ai. Sors, vois comme la vie continue. A bientôt. »

Bande sonore : Boris Vian, « Une bonne paire de claque »

Note

  1. Les rues des nouvelles villes étant de longues lignes droites de plusieurs kilomètres, et c’est le cas à Santiago, ce n’est pas tant le numéro sur la rue qui permet de situer une adresse que l’angle qu’elle forme avec une rue perpendiculaire qui la coupe. Cet angle, ce coin de rue se dit esquina en espagnol, ou en abrégé, pour reprendre l’exemple ci-dessus : Sta María esq. Pio Nono. [Note du traducteur]

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