§4. Ma valise est pleine d’argent : j’ai pu terminer ce retrait chez les autres idiots. La valise est dans le coffre de la 504. La 504 est sur la route de Valdivia, après un contrôle à la sortie de la ville, Helena à mes côtés, et Santiago derrière, mais loin derrière, pas sur le siège arrière. Elle écoute avec étonnement les dernières cassettes que j’ai reçues depuis les EUA : des vieux Eric Clapton puisque Monsieur fait une dépression, le dernier Neil Young (Harvest – sans intérêt), un jeune groupe allemand, Scorpions (Lonesome Crow– très, trop, dans l’air du temps mais appréciable) ; j’ai surtout voulu que ce voyage ne soit pas une seconde édition de celui de février, je ne veux pas être tenté de comparer les femmes, ne pas avoir de souvenir qui revienne par effraction à l’occasion d’une chanson, d’un lieu… heureusement que je n’ai été que quelques jours avec Gladys ! Helena baisse la musique jusqu’à ce qu’elle soit réduite à un fond presque inaudible, je pense qu’elle n’en peut plus… Elle veut me parler, aussi.

— C’est bien ce que tu as fait pour ton ami — dit-elle en évitant de prononcer son nom qu’elle n’arrive pas à dire correctement, ce qui l’agace légèrement, surtout lorsque j’en souris.

— C’est normal. C’est ce que ferait tout ami.

— Oui, c’est au moment des coups durs que l’on voit les amitiés qui ne reposaient que sur des mensonges…

Et je me doute qu’elle doit voir toutes celles qui se sont éloignées d’elle depuis que son milieu a réagi avec incompréhension au virage que sa vie a pris lorsqu’elle s’est séparée de son promis… Je me demande même si je ne devrais pas faire attention à moi, si son père ne décidait pas que les temps sont propices à me faire disparaître sans qu’on enquête trop… s’il n’a pas les moyens de faire que cette enquête s’arrête, comme celle du tueur de l’ouvrier communiste en avril dernier, tirant depuis le toit du siège du PDC, qui n’a rien donnée… Et en tout cas je ne sais pas quoi dire puisque je suis la cause de ce chamboulement.

— Tu vois tout de même ceux qui t’aimaient pour ce que tu es, désormais.

— Mais je n’ai pas changé. Je reste la fille de mes parents. Ma sœur ne tardera pas à se radoucir. Puis mes parents. Ils accepteront. Ils t’accepteront. Nous pourrons nous aimer au grand-jour, et nous mèneront notre vie comme nous la souhaitons. Il est bon de toute façon que je sois moins dépendante de Père. Je vais trouver un travail, même s’il me faut user de mon violon comme d’un moyen mercantile.

— Ce qui est tout à fait noble, tu sais… — et nous partons sur un débat où j’essaye de lui expliquer la beauté du commerce, la noblesse de donner du sien pour faire connaître des émotions au grand public et le fait que l’argent ne salit rien…

Nous marchons désormais dans les rues de la ville, près du marché où les éléphants de mer se battent les places d’où ils peuvent récupérer les bouts de poissons que les poissonniers retranchent de ceux qu’ils vont mettre en vente. Helena a entre six et seize ans lorsqu’elle me parle de sa ville natale, m’évoque des souvenirs d’une enfance joyeuse. Heureuse Helena qui retrouve son pays, qui se sent chez elle, et moi où est mon pays ? Est-ce mon Chili d’adoption, ma France natale, l’Andalucía rêvée et fantasmée de l’imaginaire familial et que je ne verrai pas tant que le franquisme y règnera ?

Jaca negra, luna grande,
y aceitunas en mi alforja.
Aunque sepa los caminos
yo nunca llegaré a Córdoba.
Federico García Lorca, “Córdoba lejana y sola”, mis en musique par Paco Ibañez

me chanté-je pendant que j’observe mon amour s’enthousiasmer. Suis-je de Tlön, finalement ?

Nous marchons au bord de l’océan après un repas dans le centre, nous nous enivrons de nous-mêmes, du passé, de l’avenir et seul le présent n’est pas abordé qui ne cesse de se rappeler à nous de toute façon.

Nous marchons dans les terres dont la plupart appartenaient à son père avant la réforme agraire commencée avec la présidence de Frei, continuée et amplifiée par Allende.

— Tout ceci — me montre-t-elle avec une pointe visible de regrets, — c’était très bien géré, prospère, avant que ces gens décident de morceler les terres en portions de 80ha et de les distribuer aux anciens employés… Une réforme agraire, qu’ils appellent ça…

Elle me regarde et semble lire dans mes pensées.

— Tu sais mon père est le petit-fils d’une de ces Allemandes venues seules échapper à la misère qu’elles connaissaient en Europe. Parties de rien, connaissant un vague espagnol incompréhensible, elles se sont battues pour vivre ici. Mon père ne va pas s’excuser d’avoir aussi bien réussi que ses grands-parents et parents, et je n’ai pas honte d’être celle que je suis.

— Je ne te dis pas ça, ma chérie. Mais tu es sûre que ton père traitait ses hommes décemment ?

— Voyons, c’est mon père, je ne peux penser le contraire ! Il a toujours été un homme intentionné et délicat.

Justement, Helena, parce que c’est ton père que tu ne peux penser cela, justement peut-être parce qu’il est sans pitié compense-t-il dans son foyer celui qu’il est dans le business, par un surplus d’humanité.

— Et puis les employés ne sont pas des anges non plus, tu sais ? Combien de fois mon père et ses hommes de confiance ont-ils dû gérer des problèmes de bagarres entre eux, de vols, d’alcoolisme, combien de fois a-t-il donné une seconde chance à des employés qui s’étaient mal conduits, souvent pour le regretter ensuite…

Sans doute. Toujours mon étrange manie de toujours penser l’inverse de l’idéologie que j’ai en face de moi. Et pourtant si notre relation s’inscrit dans le long terme, si cet homme est amené à devenir mon beau-père, quand bien même cela l’ennuierait que quelqu’un d’aussi bas socialement que moi épouse sa fille cadette, comme on ferait entrer un roturier dans une ancienne noblesse, il vaudrait peut-être mieux que je croie aussi tout ceci et m’en tienne à cette version, sans plus fouiller…

Bon, il ne faudrait pas que ce voyage ressemble non plus à celui de Jean et Natalia à Temuco, en avril dernier. Pourtant si Natalia a eu droit de narrer sa jeunesse, ai-je le droit d’en priver Helena au nom du confort du lecteur, alors que de toute façon, les politiciens, les gremios, les mineurs nous préparent une redite d’octobre 1972 ? J’ai laissé de mon temps de parole pour laisser s’exprimer Helena directement alors que Natalia n’a eu qu’un fragment, chapitre V §28 bis, il y a presque sept mois déjà. Elle, elle n’a pas eu l’opportunité de s’expliquer sur son geste après avoir trompé Jean, on ne sait pas ce qu’elle fait actuellement, ce qu’elle pense, je ne l’aurais jamais rencontrée, finalement, alors mettons que cela compense, et je vous rends à Jean pendant que nous terminons ce séjour tranquille.

Bande sonore

Eric Clapton, “Layla”

Neil Young, “The Needle and the Damage Done”

Scorpions, “Lonesome Crow”

Paco Ibañez, “Córdoba, lejana y sola”

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