Le drame, pourtant, il faut le chercher pour le découvrir. Car il se joue le plus souvent non dans le monde visible, mais dans la conscience des hommes.

Antoine de Saint-Exupéry, « Reportages » dans Un sens à la vie

§2. Je m’étais trompé, en fait : il y avait bien plus de fissures que je ne pouvais l’imaginer, qui n’étaient pas dans les murs mais quelque part de plus profond et qu’on ne peut ni combler, ni maquiller, sinon avec le fard du temps, qu’un coup d’œil ne pouvait évidemment pas voir. Il faisait beau ce vendredi-là, le soleil brillait, je pensais à la fin de semaine à venir et les oiseaux piaillaient. J’avais préparé un café qui sentait bon, et je le buvais en regardant dehors pour mieux m’imprégner de ce matin-là. C’était un jour de silence et de vacance, un jour à s’arrêter et faire des projets en remuant le sucre. Ils voletaient en moi. Helena me caressait les cheveux. Il faisait bon, comment ne pas se laisser aller au rythme langoureux du temps ? Alors j’ai plié les draps, déplacé quelques objets pour me donner l’impression que je les avais emmenés un peu plus près de l’endroit où ils devaient être rangés : « tout bouge, mais au final rien n’est rangé » me disait en riant, il y a des années, une femme qui connaissait un peu ma façon de classer les papiers ou de faire mes valises – et combien avait-elle raison ! – et je pensai à elle avec un sourire intérieur ce jour-ci. L’horreur possible portée par ce vendredi n’était pas annoncée dans ce soleil, ni par les oiseaux, c’était un beau jour ce jour où tout aurait pu basculer. On s’était levé comme d’habitude dans le calme, et pendant que nous vivions, quelque chose se nouait dans la cachotterie du lointain de nos vies, quelque chose qui remuait un peu plus rapidement dans le mouvement ambiant. Mobilis in mobile attendu, sans cesse différé mais toujours inquiétant. C’est au moment où on l’a appris en préparant le petit-déjeuner, qu’on a trouvé ça absurde, tout ce décor c’était de la rigolade, un leurre pour masquer ce qui se tramait dans les arrière-salles de ce pays. J’avais secoué les draps pleins de senteurs florales déposées par la lessive et il était dit que ce jour-là devrait sentir l’odeur des chars roulant vers la Moneda. C’est aussi ressemblant qu’un jour banal, mêmes murs, sons, disposition et espace des choses, les mêmes gens avec leurs mêmes histoires, un jour où le temps s’accélère. Il n’y a pas de sirènes d’alarme, seule la voix du journaliste, voix haletante perdue dans l’incompréhension et la vitesse des événements, signale quelque chose qui se précise au fur et à mesure de l’écoute aussi craintive qu’incrédule. Après coup, les oiseaux qui chantent deviennent déplacés, comme des enchanteurs complices du malheur, feux d’artifice pour occuper l’attention…

Il ne s’est rien passé, finalement. Comme ce matin. Je suis sorti acheter La Prensa et tout semblait en place. Mais on sait désormais que cette immobilité est trompeuse, que se cachent dans les veines des événements des secrets et que tout peut n’être qu’illusion – je suis bien placé pour le savoir. Alors que croire ?

On pourrait se dire qu’après cette épreuve la démocratie en ressort renforcée : Prats, héroïque, à la tête des forces légalistes, réaffirmant l’attachement des Forces Armées à la Constitution, et mettant en déroute les conspirateurs, ces quelques leaders de Patria y Libertad qui ont fui prudemment à l’étranger : voilà la ville débarrassée de cette engeance fasciste. Quel bilan positif ! Mais désormais tout a changé, plus rien n’a le même sens. On s’attend depuis fin 1970 à un golpe ; voici que l’ombre s’est approchée. Je me souviens de ce témoignage de ce noir africain qui disait ne plus regarder pareillement les blancs une fois qu’il s’était rendu compte qu’ils pouvaient mourir, sorte de prise de conscience à la fois marquée du sceau de l’évidence et pourtant si difficile à concevoir, frein psychologique lâchant et permettant la décolonisation. Voilà que le coup d’Etat prend une forme concrète. La question qui reste désormais : quand ?

On peut aussi se demander si la vraie victoire de la démocratie ce n’est pas seulement ce 1erjuillet qu’elle a lieu, avec le refus du Parlement de voter l’état d’urgence que réclame Salvador Allende.

— Tu n’as pas l’impression que tout s’est passé trop facilement, vendredi, Helena ? Tu ne trouves pas bizarre que six tanks partent tout seuls à l’assaut de la Moneda sans autres appuis ?
— Tu penses que Souper aurait été de mèche pour fomenter un faux coup d’Etat destiné à apporter les pleins pouvoirs à Allende sur un plateau ?
— Peut-être que lui, ses hommes et Patria y Libertad auraient été manipulés, et que le lieutenant-colonel impatient se serait jeté dans ce piège en croyant que le reste de l’Armée était au courant et le suivrait rapidement…
— Ça paraît gros, mais d’un autre côté l’attaque du bataillon blindé n°2 paraît tellement dérisoire, il devait y avoir un autre niveau dans le plan…
— Justement cela paraît trop gros, et c’est peut-être là-dessus qu’auraient compté les marxistes. Se fiant à notre sens moral, ils auraient anticipé que nous ne pourrions pas croire à un coup (d’Etat) monté… les régimes les plus décidés ne reculent devant rien… de la Saint Barthélémy (je lui résume en deux mots cet épisode de l’histoire française qu’elle ne connaissait pas) à la « nuit des longs couteaux » qui, tiens, a aussi eu lieu un 29 juin – il y a peut-être eu un clin d’œil des organisateurs – l’humanité n’est pas à une manipulation près, tu ne crois pas ? Ils devaient savoir que les camionneurs voulaient commencer une nouvelle grève aujourd’hui et en obtenant l’état d’urgence ils pouvaient interdire tout rassemblement, disperser les mineurs d’El Teniente toujours présents dans les jardins du Congrès, réquisitionner encore plus facilement les véhicules, et arrêter en toute impunité qui ils voulaient. Bref, tuer dans l’œuf la menace d’un deuxième octobre 1972 qui est en train de se préciser. Peut-être même qu’Allende n’avait été mis au courant de rien pour qu’il joue le mieux possible son rôle pendant le « show »… Ou, attends, pourquoi ne serait-ce pas Prats qui aurait organisé ceci alors que la veille il était en difficulté ? Le voilà qui arrive en sauveur de la nation – oubliés ses déboires, envolés, magie ! – qui voudrait obtenir un état d’urgence pour contrôler le pays, et imposer la trêve politique qu’il défend en assumant lui-même, au final, le pouvoir… Tout cela arrive tellement à point pour lui, il y a un tel bon rôle…

— Tu crois ?

— Je doute. Je suppose qu’il y a là le résultat imprévisible d’un jeu de dupe à multiples inconnues…

Je rentre d’un dîner avec Andrés Sanfuentes, qu’il n’était pas question d’annuler, le coup d’Etat n’ayant de toute façon pas eu lieu. Mais je rentre très sceptique sur l’issue politique de cet engrenage qui est en train de nous attraper tous, car d’après lui, et il le sait de première main, la DC n’acceptera rien d’autre qu’un gouvernement « d’union nationale » composé uniquement de militaires et de civils, rejetant les partis de l’UP hors de l’exécutif, faisant d’Allende une sorte de roi sans pouvoir ; ce que l’UP ne pourra jamais accepter. Ainsi si le PDC, redevenu central dans la vie politique chilienne (c’est sans doute déjà la fin de la CODE), va faire semblant de dialoguer, nous allons assister au jeu de la patate chaude, chacun tentant d’accumuler le plus de preuves de l’échec programmé d’une discussion mort-née.

— Quel est notre intérêt de négocier avec Allende ? Il est aux abois. Il est aux pieds de Prats pour que celui-ci intègre encore son gouvernement. Il n’a rien réussi de ce qu’il a entrepris. L’économie est un désastre total après l’embellie illusoire de 1971 ; la violence est partout dans les rues ; la dette nous étrangle et le contexte international nous enfonce ; il est désavoué publiquement par son propre parti dès qu’il essaye d’adopter une mesure propre à réunifier le pays ; la C.U.T. n’arrive pas à rendre raison aux ouvriers qui ont pris les entreprises pendant ou avant le 29 juin, les cordons industriels leur riant au nez ; les militaires voient bien que nous allons droit au mur… Pourquoi veux-tu qu’on l’aide ? Je te rappelle que ces gens-là ont craché dans la main tendue par Tomic en 1970 ! Tout se paye. A cette époque Tomic aurait pu nous impliquer dans la dynamique révolutionnaire du PC et d’Allende, élaguée disons, mais tout de même, ça pouvait aboutir, c’était un grand pas pour ces derniers ! A vouloir aller trop vite, tout seuls, ils n’arrivent nulle part. Ils voulaient faire les malins en nous divisant, qu’Allende voie maintenant avec les frères ennemis Gazmuri et Garretón, ou nos gentils chrétiens rouges de l’IC, qu’il trouve des solutions avec eux qui ne représentent qu’eux-mêmes ! Nous avons juste à attendre que le fruit pourri tombe de l’arbre et nous prendrons sa place. Négocier – trois ans trop tard – c’est reconnaître sa défaite. Et qu’on ne vienne pas dire que c’est notre faute si ça tourne mal, le conte de sorcière des horribles fascistes (nous fascistes, mais quelle bande de connards !) contre les ingénus révolutionnaires, ce sont des histoires pour enfants idiots !

— Tu ne crains pas la guerre civile ? — lui demandai-je tout de même.

— Si, bien sûr. Etre dépassé par ses extrémistes est sans doute la seule issue disponible pour Allende, finalement. Si la gauche comprend ça et se lance sur cette voie, c’est une affaire pour les Forces Armées, pas pour nous. Nous, nous proposons une solution politique : qu’Allende s’en aille ! Qu’il démissionne ou qu’il accepte de n’avoir plus qu’un titre honorifique. Ce n’est pas nous qui ferons la guerre. Mais il faut préparer l’après encore plus rapidement. Le temps s’accélère, l’après ça va arriver très vite, à mon avis c’est déjà un peu maintenant.

Si j’attends cet orage comme un soulagement et vois se noircir les nuages avec une pointe d’espoir, je redoute tout de même les conséquences. Je suis amoureux, je deviens bête et peureux, je ne veux pas que Helena soit ne serait-ce qu’éclaboussée par ces événements ! Puisque de toute façon je ne suis plus professeur, ces derniers temps, il faut que nous sortions de Santiago. Je n’en peux plus de ces zones de sécurité, je suis las déjà des complications que promettent la nouvelle grève des camionneurs, j’ai une désagréable impression d’avoir déjà vécu tout ça… Allez, je remets Jean un peu sur les rails et il est grand temps qu’Helena et moi prenions le large loin de la capitale et de son agitation.

JUAN (suite)

Au fait, on peut enfin dire que tu as été assassiné à cause de ce que tu révélais dans Salò et Pétrole ?

PIER PAOLO PASOLINI

Arf, je suis mort maintenant, ils ne pourront plus bousiller mon cadavre encore plus qu’ils n’ont détruit mon corps…

JUAN

Ils peuvent ne plus te rééditer, t’effacer des mémoires, couler les maisons d’édition qui voudraient te faire connaître, te bannir sans même t’interdire formellement, inquisition silencieuse …

PIER PAOLO PASOLINI

Fais ce que tu veux, si tu dis qui m’a tué vraiment, c’est toi qu’ils tueront à ton tour, à toi de voir. La probité ou la vie…

JUAN

J’ai besoin de vivre encore un peu pour dire des choses aux gens et faire ainsi œuvre de probité…

(Semblant vouloir passer à un autre sujet) Bon, je te présente la scène. En bas tu as le peuple. On en a mis que quatre pour des raisons de budgets et puis parce que les personnes connues c’est quand même plus intéressant : vous avez beau dire ce que vous voulez avec vos formules socialistes, les structures ne descendent pas dans la rue et le peuple, cette masse informe manipulable n’a pas vraiment d’importance on préfère toujours le sort des rois et des princesses. Même en tyrannie avec veautes…

On a donc, Jean, un Français qui vient depuis Paris pour jouer à la révolution. Il croit bien faire mais ne fait rien de bien. C’est un peu le Candide qu’on promène de lieux en lieux pour montrer au spectateur que la galaxie des idiots de gauche, je sais je sais, c’est la tienne, mais enfin, attends un peu de les voir, c’est pas glorieux.

A côté de lui, Natalia, ravissante chilienne qui se radicalise et se trouve proche du Mouvement de Gauche Révolutionnaire, MIR en espagnol, et aimerait en découdre. En plus d’être une belle femme, elle a l’erreur touchante et est prête à mourir s’il le faut. Dans une tragédie, elle est nécessaire, et en vrai c’est la seule qui ne fait pas du théâtre. Si tu as besoin d’un Antigone, Natalia serait parfaite : tu verras à la fin de la pièce.

Non, ce n’est pas tout à fait vrai qu’elle est la seule à ne pas faire du théâtre, car à côté d’elle, tu as Claudio, un communiste de père en fils, qui connaît assez la misère d’ouvrier pour ne pas avoir envie de prendre un autre parti. Un peu comme ton compère Pablo Neruda, il restera communiste, – de type soviétique, pas maos, hein, on s’entend – quoi qu’il arrive, droitement bien que sans naïveté, un peu parce que pour avancer il faut choisir un cap et s’y tenir, même en serrant les dents. Au demeurant, le Parti Communiste Chilien est très sérieux dans le Chili de votre époque : il sait que l’URSS ne peut rien faire pour le Chili dans la sphère d’influence yanquie et compose tout ce qu’il peut avec l’Armée et la bourgeoisie.

Enfin, tu as Arnaldo. Celui-ci est le contraire de Claudio, qui passe d’un micro-parti de tendance maoïste à un groupuscule de nuance incompréhensible, plus puriste que ses deux potes de hier avec qui il vient de faire scission… Tu vois les clowns que tu as critiqué après Mai 68, en voilà un.

Je ne te fais pas l’affront de te présenter Salvador Allende, le seul homme du Chili qui a peut-être baisé plus de femmes que moi, le coquin !

Au milieu, voici le général Carlos Prats, chef des armées. Tu ne le connais pas et je ne t’en dis pas plus : le fait que tu ne le connaisses pas est en soi intéressant, tu verras pourquoi par la suite.

A son côté, Augusto Pinochet, qu’on ne présente plus – 17 ans au pouvoir, son référendum perdu de 1989, le retour à la tyrannie avec votes, son impossible procès… – mais que peu connaissent avant qu’il devienne le Grand Méchant Loup. Il est la clef de voute de cette pièce, ne le juge pas si vite.

Il y aura quelques autres militaires mais passons, leur identité n’est intéressante que pour les passionnés de l’épisode chilien, ils ne servent qu’à faire avancer les choses et puis la tirade est assez longue et l’acteur ne pourra pas tout retenir si je parle trop.

A droite, Eduardo Frei, président de la démocratie-chrétienne, la même que la tienne en Italie. Bourgeoisie affairiste, financée par les Etats-Unis d’Amérique, mais plus modérée que le Parti National, lui carrément raciste et colonialiste que même les EUA détestent. (S’adressant au public 🙂 oui, “Etats-Unis d’Amérique”, ça donne EUA ; USA c’est de l’anglais, bande de colonisés mentaux.

(S’adressant de nouveau à PPP) A côté de lui, Patricio Aylwin, président démocrate-chrétien du Sénat, l’opposition, quoi. Puis le premier président de la république chilienne, en 1990, après la dictamolle militaire. En 1973, il est à fond pour le coup d’État militaire, pensant que ces derniers lui refileront le pouvoir dans quinze jours… S’il savait, le naïf, mais enfin ne le jugeons pas un peu facilement après coup et remettons nous à l’aune de son « horizon d’attente », voyons son arbre des possibles à hauteur d’être humain et non pas dans l’arrogance des rejoueurs de batailles a posteriori.

PIER PAOLO PASOLINI

Neuf personnages principaux, donc.

JUAN

Non un peu plus. Déjà tu peux me compter, j’en suis un, donc dix. Et puis tu as Carlos Altamirano, le secrétaire général du Parti Socialiste, mais qui est joué aussi par (nom de l’acteur – celui-ci se tourne vers les spectateurs et salue) qui fait Pinochet, parce que physiquement c’est vraiment les mêmes, que ça économisait un salaire et que ça donnait tout son sens au titre de la pièce.

PIER PAOLO PASOLINI

(Regardant le public)

Ce n’est pas trop gênant que tu révèles tout cela aux gens, là ?

JUAN

Que je casse le quatrième mur et que déconstruise le théâtre que nous devons jouer devant eux dans le silence d’un rite important, sociaux voire religieux ? (Je n’ai jamais compris que ce que tu avais voulu dire en qualifiant de rite « culturel », un moment de théâtre…) Mais, voyons, ça commençait déjà à être fait dans les années 1970 et le « théâtre du Cri » qui t’ennuyait autant que son double inversé, le « théâtre du Bavardage ». Nous sommes en 2023, ça fait aujourd’hui presque des attendus du théâtre de bourgeoisie intellectuelle. On a déconstruit, redéconstruit, reconstruit la déconstruction, déconstruit la reconstruction en l’inversant, bref, on s’ennuie dans l’inattendu et le novateur et c’est presque produire un texte en ver et de cap et d’épée, sans réactualisation, sans politiquement correct, qui serait révolutionnaire… Ils m’en voudraient presque de ne pas le faire, (s’adressant au public) n’est-ce pas ? Tu sais qu’aujourd’hui, les gens montent sur scène sans n’incarner plus aucun personnage autre que celui qu’ils se sont forgé, et s’adresse au public. Il y a même tout un public qui vient pour chercher ainsi l’interaction avec l’artiste sur scène. Regarde : allume la salle, {nom de l’ingénieur lumière}

Alors, jouons à un jeu pour notre ami ‘Pépé’ venu du passé – le même que notre pièce, ça tombe bien –. Qui est venu ce soir pensant réalisé un acte religieux nécessaire au bon fonctionnement de la société ?

(Il attend de voir si des gens lèvent la main dans la salle et improvise en fonction)

Qui est venu pour réaliser un acte social, bourgeois, c’est-à-dire pouvoir se montrer, pouvoir raconter le lundi qu’on y a été, écrire une critique dessus pour montrer qu’on a bon goût de participer à un groupe social éclairé au sein de la société ?

(De même, il attend de voir si des gens lèvent la main dans la salle et improvise en fonction)

Qui est venu pour réaliser un acte social, amoureux, consistant à trouver un prétexte pour sortir avec l’être désiré et l’emmener loin dans une nuit durant laquelle on espère bien le déshabiller, sans se jeter trop rapidement sur lui et qui aurait mieux fait de  ?

(De même, il attend de voir si des gens lèvent la main dans la salle et improvise en fonction)

Qui n’a pas levé la main ? Vous êtes venu pour quoi ? (Il improvise selon les réponses,pendant quelques minutes mais pas trop)

(S’adressant, à PPP) Bon, voilà c’est fait, ils sont contents et en plus c’était intéressant, et on va faire un peu avancer l’histoire car c’est long pour les pauvres acteurs qui font semblant de jouer muettement.

Tu as des questions, mon cher ? Non ? Bon, prends place avec les spectateurs et si tu veux intervenir tu n’hésites pas, hein ?

PIER PAOLO PASOLINI

Les gens ne se choquent de rien, alors, Juan ?

JUAN

Oh, j’ai vu des pièces où je peux déclamer la tirade que m’a écrite Corneille à la face du public sans qu’il ne bronche. (Il va sur le devant de la scène et déclame comme du théâtre antique) :

Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. La profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée, et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement, mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces une société étroite avec tous les gens du parti : qui en choque un, se les attire tous sur les bras, et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés : ceux-là, dis-je, sont le plus souvent les dupes des autres ; ils donnent bonnement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse, qui par ce stratagème ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, et, sous un dehors respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens, et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes, mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers, et contre tous. Enfin, c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur de la vertu opprimée, et sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui sans connaissance de cause, crieront contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

Dom Juan de Pierre Corneille, acte V scène I.

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