… On ne peut tailler dans sa vie sans se couper.

René Char, Fureur et Mystère

§7. Elle ne peut faire comme si elle ne m’avait pas vu, un mince lien a existé entre nous qui ne peut être nié. Elle m’a vu pleurer, m’a apporté un mouchoir et de l’eau / je peux bien à mon tour tenter de la réconforter et ne pas la juger. De plus, j’attends le même homme qu’elle, au bar au coin de la rue d’où on peut espionner s’il rentre chez lui, mais, lui, l’attend-il, elle ?… Avançait-elle vers chez lui profitant de trousseaux de clefs que, par égard, on aura renoncé à lui réclamer ? Que peut-elle bien faire ici à s’abaisser au point de laisser au vestiaire tout son orgueil pour s’inviter, je devine, sans permission ? Elle doit en avoir un besoin pressant.

Elle s’avance vers moi, je ne suis pas à l’aise : je suppose qu’en ma qualité d’ami elle s’imagine que je possède de nombreux éléments qui concourraient à l’aider à « revenir en grâce » auprès de lui, et j’espère qu’elle ne voudra trouver ici l’occasion d’essayer de me les soutirer. Encore moins de me questionner : je ne saurais quoi lui dire, Juan était étrange l’autre jour…

— Bonjour. Vous êtes là aussi ? J’allais voir si Juan était chez lui… — avoue-t-elle de repentance soudaine.1

— Je l’attends aussi.

— Attendons-le. Vous permettez ?

— Bien sûr.

Un frisson passe au plus profond de moi, comme si j’avais un épiderme interne sensible. Elle s’est assise sur une chaise un peu en face de moi, on se croirait désormais dans la salle d’attente d’un médecin, atteints l’un et l’autre par la « maladie d’amour »,2 position qui est un peu humiliante pour tous les deux.

— Vous allez mieux ? — me demande-t-elle tout d’un coup, mais avec une sincérité apparente, préférant sans doute qu’on parle de moi pour ne pas parler d’elle – ou au contraire s’intéressant à moi pour créer les conditions d’une discussion franche et intime, puis mieux s’épancher après.

— Oui, on se fait à tout. On n’a pas le choix, non ?

— On a le choix de se résigner ou de se débattre…

— C’est dur de se débattre en amour, il n’y a rien à négocier, les sentiments d’un être humain n’appartiennent qu’à lui. Je me vois mal aller voir Natalia et lui demander des explications, de se justifier ou de rendre des comptes… on ne calcule pas en matière de sentiments. Et je ne veux même pas savoir le détail de l’histoire, à quoi bon sinon à se faire du mal pour rien ?

Elle me regarde avec douceur et les yeux luisants. Nous pourrions presque créer un club des cœurs cassés.

— Vous savez, il a dû vous raconter, peut-être, mais l’amitié entre Juan et moi est vieille. Cela dit nous nous sommes revus grâce à un véritable hasard après nous être perdus pendant de longues années, il y a sans doute des choses que je ne sais pas de sa vie. Nous n’avons jamais parlé, bizarrement de ce que nous avons fait l’un et l’autre durant ce laps de temps, et je ne le comprends pas toujours.

Je lui jette un coup d’œil pour voir si je peux continuer ou si je sens, à son allure, que je ferais mieux de me taire…

— Je pense qu’il vous aimait vraiment. Je ne sais pas ce qui lui arrive… — m’avancé-je imprudemment. Pourquoi ?

— Ah, il vous parlait de nous ?

— Peu, dans des termes généraux, je veux dire sans détail, c’est votre vie privée. Enfin, il semblait heureux… Je ne sais pas si je devrais vous le dire mais, lorsque moi aussi j’étais en couple, il parlait de nous voir à quatre, pour que nous discutions des bébés que nous aurions. Je me souviens qu’une fois il m’a dit que ce serait bien que j’aie une fille et lui un garçon pour qu’ils s’aiment et qu’on soit…

Elle s’est mise à sangloter. C’était évidemment idiot de dire tout ceci maintenant. Suis-je un monstre de venir avec mes beaux souvenirs, dépassés désormais ? Quel gros malin en bottes sales d’évoquer ce futur révolu… J’essaye de réparer ma faute en lui serrant la main, faire passer par ce contact un peu d’humanité. Réalisant au léger geste de recul de ses doigts que je ne suis sans doute pas digne d’une telle familiarité. Ce n’est pas parce que nous sommes temporairement en dessous de tout, dans une même condition de misère affective, que nous sommes au même niveau elle et moi – croyant réparer mon erreur je l’aggrave comme pris dans un piège où plus je me débats plus il m’enserre.

— Je suis désolé. Je n’aurais pas dû dire ça. Je voulais juste témoigner de son amour. Je ne sais pas pourquoi il a changé si vite. Je ne sais sans doute pas tout.

— Je ne vous demande rien. Je ne comprends pas moi-même…

— Il me parlait de vous avec chaleur et affection, en tout cas.

— Affliction, pourquoi ?

— Non, affection.3

« Chaleur et affliction » ce n’aurait pas de sens, est-ce une mauvaise compréhension feinte pour que je trouve un synonyme plus proche de ce qu’elle voudrait entendre pour se rassurer, plus loin que ce que je veux dire, ou l’indice qu’elle a perdu pied pour de bon ? Elle reprend un air digne après cette question posée de manière trop vive pour qu’elle ne trahisse pas une émotion forte. Elle se raidit sur sa chaise comme on se reprend de s’être trop lentement laissé glisser dans une position d’affalement.

— Je ne sais pas quoi vous dire plus, et nos silences m’effrayent… — m’avancé-je encore puisque, de toute façon, si le pont de bois pourri sur lequel j’ai posé mes pieds en commençant à lui parler tient encore, je suis déjà mouillé jusqu’au cou avant d’être tombé à l’eau. — J’ai la crainte de couper l’herbe sous vos pieds d’un sentiment qu’il mûrit peut-être, encore, qui pourrait renaître en lui. Mais je crois surtout qu’il faut vous résoudre au fait qu’il ne vous aime plus. Il ne m’a jamais rien dit de clair, mais je le sens. Enfin, …voilà ma conviction… il vous a aimé comme jamais, mais quelque chose d’insatisfait reste en lui. Depuis qu’il vous a perdue, il y a une béance en lui qui… ce n’est même sans doute pas votre faute.

— Qu’il m’a « perdue », dites-vous ?

— Oui, même s’il vous a quittée, je pense qu’il vous a perdue …dans ce qu’il aspirait que vous puissiez être, tous les deux, enfin c’est dur de vous dire tout ceci.

C’est surtout idiot, pourquoi extrapolé-je ainsi, alors qu’en femme touchée, c’est-à-dire dans un moment où son imagination et ses sentiments doivent être hypersensibles, elle doit sans doute grossir n’importe quel détail avec une acuité irraisonnable pour l’ausculter sans tout son discernement.

Son corps est plein d’attente, elle comme collée à moi sans même me toucher. Si différente des fois où je l’ai vue. Si changée. Enlaidie, elle qui était une si jolie femme, quoique d’une beauté originale que certains pourraient ne pas aimer.

— J’ai vu ses yeux plongés dans la contemplation des femmes, presque affleurer la force de son aspiration au voyage, dans le sublime, dans l’estime respectueuse du mystère, dans un élan, un désir non entamé, qu’il ne peut plus retrouver avec vous, sans doute, comme s’il en avait fait le tour. Il faudrait que vous vous éloigniez sans cesse de lui, pour qu’il veuille aller vous chercher, mais sans le perdre de vue ; si j’ai bien compris… Je crois que le jour où vous l’avez aimé vous vous êtes arrêtée et lui aussi a stoppé un élan qui lui était nécessaire pour vivre… C’est une équation non-résoluble pour vous : vous ne pouvez être la fidélité tranquille et la nouveauté tempétueuse en même temps. Alors il doit sans doute choisir d’accumuler les avaries en rêvant d’un rivage qu’il ne souhaite au fond de lui pas atteindre, plutôt que de se laisser à être heureux, ce qui ne doit pas être assez noble pour lui.

— Alors il ne m’aime plus ?

— D’après moi.

Elle ne pleure plus désormais, malgré la dureté de ce que je viens de lui dire. Elle paraît forte, la voilà transfigurée, cette femme est étonnante !

— Ah. Pourtant je suis en marche, de nouveau. Je venais ici, gonflée d’assurance, conquérante, comme il aime.

— Vous venez à lui. Lui, il aime être la flèche qui n’attend jamais sa cible, qui doit toujours aller vers son but et n’en finit pas de ne pas le poursuivre, au fond. Il s’en fiche que d’autres mettent dans le mille quand lui décuple les millions.

Elle s’est raidie encore, plus, vidée d’un seul trait. Sa force reposait sur un château de cartes. Je viens de souffler, pour quelqu’un qui n’osait pas parler… Elle cherche maintenant à tâtons, perdue dans un tourbillon, un cauchemar, son sac comme elle tiendrait à une motte d’herbe au dessus du précipice, fixant le vague. Elle transpire et le haut de sa poitrine luit, mais sans aucun érotisme, le corps vulgaire d’une proie accablée ; ne venait-elle pas ingénue dans la gueule du loup ? Et sous cette couche de trouble liquide, rien n’ôte à son corps cette impression de dessèchement, le léger hurlement de mort de la bûche en voie de calcination… J’ai produit tout ça. Je pensais qu’il valait mieux la mettre en garde, sans lui dire que Juan était déjà passé à autre chose (comment fait-il pour être aussi changeant ?), et je ne crois pas l’avoir protégée mais enfoncée… Ou ai-je bien fait de ne pas lui laisser d’autres espoirs ?

— Alors… Je m’en vais, je crois que c’est mieux, ainsi, non ?

Elle ne me parle pas, sa question n’en découd qu’avec le vide / elle-même. Puis elle se reprend, concentre ses forces, grimace plutôt qu’elle ne sourit, la droiture fixe de son regard soulignant plus sa perdition que la fermeté qu’elle désirait afficher.

— Ne lui dites pas que j’ai été ici, por favor.

— Je vous le promets. Mais vous savez, peut-être que je me trompe…

— C’était stupide de venir. Je venais comme ça, pour rien. Pour discuter. Pour qu’il me trouve invincible et comprenne son erreur de ne pas croire en nous, alors que je ne fais pas de scènes, que je ne l’accuse pas… C’est mieux que je parte et que vous ne m’ayez pas vue.

— Promis. Bon courage, Helena.

— Bon courage à vous, Señor. Merci pour votre franchise.

Elle s’en va, laissant la chaise inoccupée, encore chargée de son trouble et de son parfum. C’est vrai que je ne prends que maintenant conscience de cette douce odeur parfumée, comme un argument posthume qui voudrait redorer son image. Je l’ai brisée, j’en ai peur. J’aimerais revoir de l’extérieur notre bref échange, savoir si j’ai été agressif, maladroit, ou juste franc. Pas tant que ça, car je ne lui ai pas dit que j’étais là car Juan m’avait invité à manger chez lui : « j’ai un poulet qui ne sera bientôt plus bon, et je ne vais pas le manger tout seul maintenant, par les temps qui courent ce serait criminel de le perdre, et je déteste faire la charité – viens l’engloutir avec moi ! ».

Voilà que Juan passe, d’un pas rapide, sans doute confus de me faire attendre.

— Pourquoi cette larme ? Ça ne va pas ? Tu as l’air triste.

Oui, Juan, te souviens-tu que j’aurais éventuellement des raisons de l’être ? Je regarde au loin la petite tache de couleur qui marche et disparaît dans l’horizon : il n’a pas vu Helena malgré sa blondeur inhabituelle.

— Allez, ne te fais pas prier, raconte-moi ! — insiste-t-il.

— Non. Il y a en cet endroit un secret.4

Notes

  1. Traduction malheureuse du texte original qui comportait un jeu de mot avec “de arrepente”, formule-valise entre “de repente” (soudainement, tout à coup) et “arrepentimiento” (la repentance). [Note du collège international d’harmonisation sémio-linguistique du texte]
  2. Jean fait probablement référence à une chanson de Michel Sardou sortie en 45 tours le 1er juin dernier (Cf. Pierre Gervasoni, « La maladie d’amour », Le Monde du 22.07.2005 à 14h37 | Mis à jour le 12.04.2006 à 17h31) et qu’il a entendue sur le tourne-disque de Juan. [Note de Juan qui a des goûts musicaux décidément éclectiques et qui ne les révèle parfois involontairement dans le texte.]
  3. Il est impossible que Helena confonde les deux mots puisque “aflicción” et “afecto” ne se ressemblent pas du tout en espagnol ! [Réserve de l’expert ès-cohérence du Ministère français de l’Exceptionnelle Culture]
  4. Et les secrets, c’est sacré ! [Note de Juan]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *