§8. Je suis retourné au travail ce lundi matin, mais que c’était dur. Dur de faire les gestes attendus de moi et de penser à ma tâche après ce week-end. Dur d’avoir été à Temuco sans voir les parents de Naty. Dur de voir Pablito pendant deux heures et de ne pas savoir quoi répondre à ses questions, de devoir mentir ; j’avais très envie de le voir, ce n’était pas forcément une bonne idée. Dur de voir ce fonctionnaire du Ministère de l’Agriculture devoir faire son autocritique devant tout le monde, tribunal populaire improvisé, parce que les paysans qui avaient pris une terre lui reprochaient de ne pas aller assez vite, alors que lui était tenu de respecter les textes. J’ai trouvé ça violent. Humiliant.

Qu’était-ce alors à côté de la démonstration de force de l’Armée, arrivée en hélicoptères après avoir quadrillé la zone au sol, vaste opération lancée dans toute la région de Temuco contre les bases paysannes révolutionnaires mapuche animées par le MIR et le PS. Voir l’effroi dans les yeux de Pablo, agrippé à sa maman, se mordant les lèvres comme sa mère, et se taisant comme nous tous.

Et ainsi nos enfants, pas les vôtres, les nôtres, les enfants des mendiants méprisés, mais nobles, apprennent à connaître la vérité, dès l’âge de neuf ans. Comment les riches l’apprendraient-ils ? Ils ne pénètrent jamais ces profondeurs, tandis que mon Illioucha a sondé toute la vérité, à la minute où sur la place il baisait la main qui me frappait. Elle est entrée en lui, cette vérité ; elle l’a meurtri pour toujours !

Fiodor Dostoïevski, Les frères Karamazov (1879-1880)1

Elle avait alors ce regard perçant comme les balles de mitraillettes, et je suppose qu’elle rêvait de leur tirer dessus. Avec ses yeux-mêmes si elle avait pu. Et moi de comprendre sa rage devant l’étalage satisfait, par ces hommes, de leur force. De voir la main visible des détenteurs des terres taper une fois de plus sur ceux qui essayent de se sortir de leur joug, au risque d’enfreindre la loi. Dur d’apaiser cet incendie dans les tempes de la belle Natalia, assoiffée de vengeance, et que pouvais-je lui parler de charité et de dialogue après ça ? Combien je me suis senti désarmé et faible.

Dur d’apprendre tout ce qui s’est passé ce week-end à Santiago. Le scandale produit par l’interview accusatrice de Ruiz dans le Mercurio. Ces rumeurs de coup d’Etat tout ce dimanche, pendant qu’Allende était à Chillán (400 km au sud de la capitale) pour la célébration de la mort de Bernardo O’Higgins.2 Les témoignages des camarades qui ont été sur le qui-vive toute la journée, prêts à aller occuper les entreprises. « Encore un putain de dimanche qu’on ne peut pas passer tranquilles en famille, salops de fascistes qui vont nous tuer avant même de tirer une seule balle, en nous affamant et nous rendant fous. »

Une journée passe encore, comme les autres. A la Victoria, le nom n’est pas usurpé. Je suis venu aider à réparer une toiture d’un frère qui avait besoin d’un coup de main. Le père me parle de telle petite fille qui semblait perdue à la mendicité et à la prostitution et qui, alors qu’elle a été placée dans un foyer, revient de temps en temps ici. Elle sait lire. Il est heureux et fier comme un père biologique s’enorgueillit du moindre progrès normal de sa progéniture. Et m’annonce ceci comme il avait dit « les momios vont arrêter de nous nuire, ils coopèrent à la révolution nationale, tout est fini ! » Elle sait lire. Et pourra trouver sans doute un travail plus tard. Elle mange, elle échappera sans doute à la rue, ou aux coups d’un mari malheureux qui ne trouverait rien d’autre que frapper sa femme pour exister un peu à ses propres yeux, elle pourra avoir un avenir. La toiture tiendra quelque temps, c’était nécessaire et urgent par ce froid. Dérisoire victoire, miracle quotidien. C’était l’été dans mon cœur, le printemps dans le sourire de cet homme abrité, l’automne sans doute de la souffrance de cette petite fille, et nous étions pourtant tous en hiver en ce 20 août. Merci Seigneur d’assaisonner ainsi nos vies pour qu’elles aient un goût meilleur !

[Même si dans 22 jours, vous mettrez un peu trop de chili dans nos viandes, Grand Cuisinier. – phrase apocryphe]

Note et référence

  1. Gallimard, coll. Folio, 1998, p. 293.
  2. J’annule votre note explicative. Les gens pourront chercher par eux-mêmes s’ils sont curieux. [Note de travail de l’éditeur à l’auteur-narrateur.]

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