§9. C’est vers 9h en ce 21 août 1973, qu’Augusto Pinochet arriva dans la maison de Carlos Prats, celui-ci étant alité car malade. « La grippe n’est pas tout », pensa Pinochet, « mon général doit être vidé de l’intérieur par sa charge et la pression qui pèsent sur ses épaules de tous côtés. Heureusement je lui apporte une bonne nouvelle : le remue-ménage de Ruiz, hier, n’a pas incendié les esprits. Le 29 juin n’a pas eu de petit frère. » Prats fut heureux de voir et d’entendre son ami.

A 14h30, il sortit de chez lui pour aller à une réunion. « Un militaire ne peut pas être malade quand le pays l’est encore plus profondément », se dit-il honteux d’être seulement humain. Tous ses efforts furent vains, puisqu’il se coucha rapidement après son arrivée, terrassé par un microbe plus fort, alors, que lui. Ce n’était pas la peine de lutter plus aujourd’hui. Il rentra à la maison où sa femme l’attendait et il s’endormit dans son lit.

— Sofía, pourquoi ce bruit ? Pourquoi pleures-tu ? Qu’y a-t-il ?

— Les femmes de généraux, Carlos. Elles sont dehors, elles sont 300 environ, et veulent me remettre une carte. Que dois-je faire ?

Le malade se mit sur ses pieds et alla constater l’attroupement dans la rue derrière les grilles de sa demeure. Des graines de maïs volaient dans le jardin de la famille pendant que la foule criait « militaires vous êtes des poules », des « poules mouillées », des « larbins », des « pédés » !

— Alors voilà jusqu’où va l’ignominie ! Ça ne leur suffit pas de taper sur des casseroles devant les bureaux du ministère, ils viennent jusqu’à chez nous, un jour où je suis malade… (Les ordures !) Te sens-tu le courage d’en recevoir une délégation ? Qu’elles te remettent cette carte et s’en aillent ! Je règlerai ça ce soir-même avec leurs couards de maris pour qui elles agissent !

— Carlos, tu es souffrant !

— La colère est un parfait remontant.

Sofía,

En tant qu’épouses d’officiers et mères avant tout, nous osons nous approcher de toi pour que tu serves de relais à l’appel angoissé que nous voulons faire à ton mari.

Nos maris ne peuvent plus endosser leur uniforme avec la fierté qui était la leur, car de le porter ils sont maintenant régulièrement insultés.

Nous avons dû armer nos foyers, nous maintenant en alerte devant le danger permanent. Nos enfants en pleurent.

Nos hommes partent le matin au travail et nous restons à prier sourdement toute la journée pour qu’ils rentrent le soir.

La confusion qui règne pour le futur d’un pays qui progressait alors, et qui aujourd’hui connaît le désastre économique le plus grave, ne nous permet plus d’assurer la sécurité de nos enfants.

Nos hommes souffrent d’angoisse et se rebellent d’être eux-mêmes soumis à une discipline avec laquelle les [communistes] jouent [sans vergogne].

Enfin, ils doivent rester, par doctrine, à la marge des affaires politiques, mais n’en sont pas moins accusés avec les pires attaques, [eux qui ne sont pour rien et qui font de leur mieux pour cimenter la société]. Ceci les a poussés à la limite du désespoir.

Nous te prions, Sofía, t’intercéder pour nous auprès de ton époux, et le demandent de nombreuses femmes qui pleurent, muettes.

Les épouses d’officiers.1

Juan entendit à la radio que quelque chose se passait devant la maison de Carlos Prats. Il voulut aller voir, cédant pour une fois au voyeurisme auquel il refusait d’habitude de se prêter. Il arriva à 17h30. 1500 personnes étaient désormais au même endroit que lui, dans un désordre effroyable. Au centre, six femmes de généraux et d’autres d’officiers, entourées d’hommes de droite et d’autres personnes attirées par l’agitation. Insultes grossières contre Prats. Jets de pierre contre la maison. « Dégage sale général rouge ! » « Traitre ! » « Larbin communiste ! ». Que les hommes, en vertu de leur devoir de réserve, envoient leur femme est une chose, mais Juan aperçut dans la foule un major et un capitaine en uniforme. « Un pas est franchi », se dit-il.

Pendant ce temps, des carabineros, une vingtaine, demeuraient là, impuissants, qui avaient pris place sous des jets de pierres, traités de « lopettes », empêchant uniquement que la foule n’entre dans le jardin de la villa. « Le général Prats ne représente plus les Forces Armées chiliennes : c’est un traitre », « justice pour le général Ruiz ! ». A 19h le général Bonilla arriva sur place et entra sous les sifflets enragés de la foule et les jets de maïs accompagnés des gloussements de poule.

— Sofía, excusez-moi — s’empressa-t-il de dire à la maîtresse de maison — je ne savais pas que ma femme faisait partie de cette délégation. Elle ne m’en avait pas averti… — avant qu’elle ne se retire, trop émue.

— Vous vouliez sûrement me parler, mon général ? — lui demanda le maître à son tour.

— Oui. Je suis terriblement gêné de devoir vous dire ceci, mais votre image s’est beaucoup détériorée chez nos hommes.

— Mon image s’est détériorée parce que les généraux ne me font pas confiance et me défient au lieu d’œuvrer à l’unité !

— Pardonnez-moi, mais on vous accuse d’avoir limogé mon général Ruiz, en connivence avec le Président Allende.

Prats entra alors dans une colère noire, qu’il réussit cependant à contenir.

— Vous croyez à ces allégations, général Bonilla ?

— Je vous avoue humblement que je ne sais pas quoi penser…

— Nous n’avons ainsi plus rien à nous dire, général. Merci pour votre visite.

Juan eut horreur du spectacle qu’il vit. Il resta cependant, même s’il faisait maintenant nuit. Fasciné par la bassesse. « Jusqu’où peuvent-ils aller ? Jusqu’où ? ». Il avait bien assisté une première fois à l’évacuation des lieux par les carabineros, vers 21h30, mais déjà une demi-heure était passée que, malgré les lacrymogènes qui piquaient encore les yeux, la foule revint peu à peu comme une nuée de spectres hantant leur château. Des sifflets retentirent encore, une nouvelle vague d’insultes : le général Pinochet en faisait les frais cette fois-ci, alors qu’il essayait de rentrer dans la maison de Prats. Mais ce n’est pas tout. Au milieu d’une foule en constante augmentation, contenue difficilement, ce furent les ministres Fernando Flores et Orlando Letelier qui traversèrent les injures, accompagnés dans cette épreuve par leur Président, Salvador Allende, qui en captait à lui-seul bien plus que les deux autres. A côté de Juan un homme s’extasiait : « ils ne nous chassent pas d’ici ! Ils abdiquent, ils savent qu’ils sont fichus ! Vous êtes foutus conspirateurs cocos ! Allez pleurer chez Brejnev ! Allez vous agenouiller devant Castro ! Dégagez bande d’anti-Chiliens ! ». A 23h, les carabinerosvinrent le démentir en acte en vidant tout le monde de la place.

— Il n’y a pas eu de heurts, général ?

— Pas plus qu’on ne pouvait s’y attendre… Aucun blessé grave, ils ne pourront nous accuser de rien.

— Si c’était si simple… Ils affabuleront encore et le Mercurio relaiera toutes ces sornettes avec délectation… — ne dit personne, mais tous le pensèrent.

Les manifestants furent dispersés, mais les hommes à l’intérieur de la maison restaient atterrés. Prats surtout qui ne revint pas de telle trahison de la part de généraux qu’il pensait être ses amis. Quarante ans qu’il était soldat et évoluait à leur côté. Quarante ans de leurre ?

Juan rentra chez lui, et vit un débat télévisé où il reconnut le visage pâle et maladif de Jaime Guzmán, débattant du départ du général Ruiz. Puis il réalisa qu’il n’avait pas la télé et que le débat avait eu lieu plus tôt dans la soirée, alors qu’il était encore au spectacle… Bah, Helena me l’aura raconté qui venait de chez… Helena n’est plus là… Comment le sais-je alors ? Je revois les images, je revois Helena qui m’en parle et je me fâche avec elle : certes Guzmán est repoussant physiquement, il fait peur lorsqu’il ne veut pas démordre d’une idée, et déploie une violence verbale, toute en sournoiserie, qui impressionne. Mais son discours n’est pas insensé. Se baser sur ces quelques appréciations superficielles serait fallacieux. Du Guzmán ça doit se lire à tête reposée et non se voir ni s’entendre, comme toutes les idées d’ailleurs, sinon, a contrario, on accepte tous les lieux communs trompeurs d’un penseur qui aurait du charisme, voilà exactement le pouvoir de la télévision, Helena, donner l’impression aux gens qu’on les informe alors qu’on les manipule, et tous ces imbéciles qui croient… et pourquoi a-t-on la télévision ici, chez nous, Helena, et où es-tu Helena ? Pourquoi n’es-tu pas là pour que je te fasse part de mon dégoût des hommes, ce soir, et que je voie dans ton regard que tu me comprends, et que tu fasses taire mon ressentiment par des caresses, juste des caresses, qui annulent les mots, et sauver l’humanité dans la chaleur de ton épaule, la tête ensevelie sous les boucles de tes cheveux, tes cheveux bouclaient-ils, suis-je dingue ?

Note à effacer avant publication de la version lisible par les clients

  1. — Je vous ai corrigé un peu la lettre des femmes de militaires, elle manquait de phrases accrocheuses.

    — On ne peut pas, c’est un document historique, Monsieur, une archive.

    — Oh, oui, pas de dévotion devant l’archive. La plupart des intellectuels ont passé leur XX<sup>e </sup>siècle à défendre un régime qui “inventait” et “réinventait” les archives dont il avait besoin, ils ne vont pas chicaner. Et quand bien même un ou deux décide(nt) de polémiquer ceci dans une revue savante, cela touchera quelques cénacles dérisoires. De toute façon quelle légitimité reste-t-il à ces historiens qui ont accepté les lois mémorielles françaises, de fait, en ne se mettant pas en grève illimitée contre cette scandaleuse ingérence du politique sur leur travail ? Ces gens-là sont des histrions, ils nous bercent à grands coups de fifres, manifestes, éditoriaux, livres et tambours lorsque le danger est loin, pour mieux se coucher quelque temps plus tard, dès qu’il faudrait s’opposer, dans un silence qui perce les tympans. Non, si tu veux parler histoire en France il faut aller voir le communiste Gayssot, la socialiste Taubira, le rien du tout Chirac ou le sarkozyste Sarkozy : adresse-toi aux têtes pensantes pas à leurs secrétaires. Et le grand public… Si vous saviez ce qu’il gobe… Qui ira vérifier, de toute façon ? Au pire, nous mettrons « roman » sous le titre dans la couverture. C’est le mot magique donnant droit à toutes les fantaisies. Les historiens écrivent des fictions documentées qu’ils nomment vérité historique. Nous autres nous nous passons de ces précautions inutilement vaniteuses en nous donnant ouvertement et effrontément le droit de délirer, d’inventer, de distordre, avec un sans gêne qui suffit à nous justifier. N’ayez pas peur d’en faire trop, ce ne sera jamais assez, croyez-en ma longue expérience dans l’édition !

    — Vous me rappelez quelqu’un, Monsieur…

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