§1. Quiconque a étudié sérieusement l’histoire du Chili, de cette funeste année 1973 qui décidera de son sort durant les deux décennies suivantes, savent que le 11 septembre n’est que l’éclosion du serpent néo-libéral qui avait commencé à germer le 23 août 1973, en un de ces jours qui sont comme autant de nœuds dans l’histoire d’un pays, un jour où l’axe de gravité ayant dépassé la limite de non-retour, le corps social bascule irrémédiablement dans le gouffre auquel il s’était efforcé d’échapper.
Il était dix heures dans le cabinet du ministre de la Défense. Pinochet entrait dans le bureau de son supérieur hiérarchique dont il occupait, suppléant son absence pour des raisons impérieuses de sauvegarde de la nation, le poste de Commandant en chef des Armées du Chili. Il ne fallut pas longtemps à Carlos Prats pour comprendre, à l’allure défaite de son fidèle second, que les choses allaient mal.
— Je n’ai pas réussi, mon général — annonça honteusement le second au premier (dans la hiérarchie militaire pas dans la narration). — Ils ne veulent pas signer la déclaration affirmant leur solidarité avec vous…1
— Merci pour vos efforts, Augusto. La requête était sans doute impossible…
A l’air contrit et à la façon douloureuse dont le général Pinochet avalait sa salive, Prats sentit que le plus grave n’avait pas encore été annoncé.
— Qu’y a-t-il ?
— Les généraux Guillermo Pickering Vásquez et Mario Sepúlveda Squella…
Carlos Prats pressentit le pire mais il fallait l’entendre, il n’est pas de l’éthique d’un soldat de fermer les yeux devant l’épreuve et de refuser de l’affronter.
— … ont présenté leur démission irrévocable, mon général.
Ce fut alors comme si un tremblement de terre immobile transperçait le corps du vieux général loyaliste. Il savait que si ces deux plus fidèles généraux, « les plus intègres, honnêtes, et les plus professionnels, eux qui furent des pièces maitresses dans l’action contre la mutinerie du bataillon blindé n°2 le 29 juin », abandonnaient le combat contre les forces golpistes, ses forces ne suffiraient pas à endiguer la marée trop puissante de l’appel au soulèvement.
— Je vous remercie pour ces informations — répondit-il en tentant de ne pas laisser transparaitre trop visiblement sa profonde émotion.
Mais pour être amis, et pour connaître parfaitement Prats, Augusto Pinochet comprit, à quelques froncements de sourcils, au très léger voile de larmes qui recouvra le regard de son vis-à-vis, et parce qu’il savait très exactement lui-même ce que signifiaient ces défections, l’ampleur du désarroi qui s’emparait de Prats. Il n’y avait plus rien à dire, les conséquences qui allaient découler de tout ceci se passaient du verbe, aussi n’attendait-il que de pouvoir sortir, retourner vaquer à ses occupations de Chef des Armées.
— Augusto, pouvez-vous demander aux deux démissionnaires de passer me voir immédiatement, s’il vous plait ?
En sortant et durant tout le chemin qui le séparait de ses deux frères d’armes, un peu d’espoir naquit de nouveau dans le cœur de Pinochet. Espoir idiot, petite flamme dérisoire de laquelle il préférait ne pas s’approcher de peur que son souffle haletant ne l’éteigne, préférant la sentir, tapie en son sein. Peut-être que son supérieur saurait trouver les mots, les mots que lui-même n’avait pas su prononcer pour le défendre contre les officiers décidés à décapiter le Haut-Commandement, poussant Prats au suicide politique et militaire, le condamnant à l’exil irrémédiable de la retraite.
Il trouva les deux hommes ensembles, blancs, semblant attendre qu’il n’arrivât, les deux lettres manuscrites à la main.
D’un geste de la tête, ils comprirent où ils devaient se rendre, et le firent sans se faire prier.
Pendant ce temps, Prats regardait de la fenêtre le Chili qu’il aimait tant, pour lequel il avait consacré sa vie et sa carrière, le bienaimé Chili qui s’étend de l’aride Arica aux terres de l’Antarctique, et son peuple. Son peuple… Il regardait passer les voitures sur la place Bulnes. Devant la Moneda blanche et lavée des balafres laissées par le 29 juin, un camion et une voiture étaient en pleine discussion musclée, après une altercation commencée au klaxon. « Si vous saviez, mes frères, combien le pays vient de vaciller, auriez-vous l’esprit à vous quereller ? Allez, restez en paix, garder vos larmes et votre colère pour les jours où vous n’en aurez plus, d’avoir tout dépensé déjà »…
On toqua à la porte. Ils entrèrent. Remirent leurs lettres de démission sur le bureau, sans mot dire, jamais trop de mots chez les militaires, ceci est une maladie des civils, et restèrent debout à regarder Carlos Prats qui ne s’asseyait pas non plus.
— Messieurs, je comprends votre geste. Il vous honore, comme toujours, je n’ai jamais pu compter sur tant de loyauté que la vôtre… je pense néanmoins que vous êtes dans l’erreur. Regardez sur mon bureau, vous avez posé vos lettres à côté de mon Mercurio. Vous savez comme moi quel camouflet le Parlement vient d’imposer au gouvernement. Et lorsque je dis le gouvernement, je ne pense pas m’exonérer de leurs attaques. Vous savez qu’à dénoncer les violations de la Constitution et de la Loi de notre part, qu’à nous accuser d’« enfreindre systématiquement les attributions des autres pouvoirs de l’Etat », de « violer les garanties que la Constitution assure à tous les habitants de la République », en « protégeant et laissant se développer des pouvoirs parallèles illégitimes », et j’en passe, la démocratie chrétienne désavoue fortement la ligne de conduite qui était la mienne depuis des mois, et qui consistait à seconder le gouvernement dans sa tâche au nom de l’intérêt supérieur et non partisan de notre nation. Il doit y avoir démission en ce jour, mais ce n’est pas la vôtre qui est attendue et désirable, c’est la mienne. Je n’ai plus d’autre choix. Recevant la méfiance d’une partie de la classe politique, rester consisterait à prendre position en faveur de l’Unidad Popular del Sr Allende. Nous savions que nous prenions un risque en entrant pour une deuxième fois dans ce gouvernement, hors de la mission très précise qui avait été la nôtre entre novembre 1972 et mars 1973. J’ai fait tout ce que j’ai pu et vous le savez, Messieurs. J’ai essuyé les injures et les quolibets d’une partie de la droite sans penser à moi-même, j’ai accepté la défiance d’une partie de la gauche en n’écoutant que la voix sourde de l’intérêt du pays, laissant mon orgueil d’homme, de mari et de père loin de mon devoir de soldat. Mais j’en suis arrivé à un point où je ne peux plus rien faire. Ni politiquement, ni en tant que militaire. Vous savez comme moi combien j’ai focalisé sur ma personne l’ire de nos compagnons d’armes. Mon départ calmerait sans doute ceux qui en ont après moi seul. Vous connaissez le général Pinochet, vous savez apprécier son travail et avez, comme moi, pu vous reposer sur sa loyauté et sa franchise. Ne le laissez pas seul à la tête d’une institution où il compterait trop d’ennemis. Restez auprès de lui pour qu’il puisse s’appuyer sur des épaules solides et fortes lorsqu’il faudra affronter ceux qui ne voient plus d’avenir pour le pays que dans les armes et la destitution d’une démocratie pour laquelle nous avons prêté serment… Soyez là, à la barre des postes si importants qui sont les vôtres, pour le soutenir lorsqu’il faudra qu’il mette à la retraite les officiers les plus ouvertement politisés, élaguant notre Armée dans la mesure du nécessaire. Ne partez pas maintenant que les jours sont lourds et que les heures sont porteuses de grands malheurs.
— Nous comprenons à notre tour vos arguments, mon général, et soyez assuré que ce n’est ni légèreté de notre part ni lâcheté si nous avons décidé de partir — prononça clairement quoiqu’avec affectation le général Guillermo Pickering. — Je vous ai personnellement demandé ma mise à la retraite le 5 juillet dernier après la réunion avec le Président de la République < où il avait accusé notre institution d’être responsable de la crise du fait de lui objecter que votre participation au gouvernement créerait un grave désordre en notre sein. >2 J’ai eu raison de vous écouter puisque j’ai eu droit aux excuses du Président, après que vous lui avez fait part de notre indignation face à ses accusations. Et je vous en remercie encore. Vous savez donc que nous en avons longuement parlé et que c’est avec la désagréable sensation de déserter que nous arrivons à de telles extrémités.
Sentant que son compagnon d’armes a terminé, le deuxième général prend à son tour la parole :
— Cependant nous avons perdu nous-mêmes notre légitimité, mon général — intervint Mario Sepúlveda. — Que pouvons-nous faire lorsque au sein de nos troupes les officiers et sous-officiers sous nos ordres ont clairement monté leurs propres subordonnés contre nous et l’action que nous défendons ? Nous sommes des fantômes sans pouvoir, raillés et désobéis, étrangers au sein d’une Armée que nous ne reconnaissons plus… Nous avons tenté tout ce que nous pouvions. Il faut nous rendre à l’évidence que nous avons échoué.
— Alors votre décision est irréversible ?
— Oui, mon général. Mais vous pouvez toujours démissionner vous-même de votre charge politique, reprendre votre poste et mener vous-mêmes cette coupe nécessaire dans le Haut-Commandement.
— Non. Malheureusement. Vous savez que je polarise trop, trop de gens ont fait de ma tête une affaire personnelle. Je ne puis plus aider le camp de la raison, je suis devenu un frein à votre action.
— Nous abandonnons ce pays à son destin, désormais.
— Le temps est venu pour d’autres de faire mieux que nous là où nous avons failli. J’ai été fier d’avoir été à vos côtés, en tout cas, Messieurs. Ce fut une joie. Un plaisir. Et un honneur. Vous pouvez partir la tête haute et avec l’assurance de ma reconnaissance à jamais pour votre dévouement.
Il plane alors dans la salle le souffle de quarante ans de carrière, passés à défendre leur nation du mieux qu’ils pouvaient. Un dernier souffle.
— Je n’aurais sans doute pas l’occasion de prononcer un discours et de grandes paroles pour la postérité. Alors sachez, ici, dans ce bureau, et du fond de mon cœur, que le Chili peut vous remercier de ce que vous avez fait pour lui, et que je vous remercie… Si le pays vous oublie, moi, je ne le ferai pas.
Il y a parfois dans la déglutition difficile d’un homme, dans le léger chevrotement que connaît soudainement sa voix, dans cette larme qui prend sa source à l’orée d’une paupière et la légère hésitation contenue qu’il tente de masquer, bien plus qu’un éloge.
Notes critiques
- Il a été choisi de faire se vouvoyer les généraux. Il y a de fortes raisons de penser qu’ils se tutoyaient en privé, pourtant.
- Dans les marges se trouvent une annotation très juste de l’auteur-narrateur : « phrase totalement artificielle, mais si cela avait été narré plus haut, il n’y aurait pas besoin le dire ici »… [Note de l’éditeur]