§2. Bien qu’il le passât en compagnie d’Augusto Pinochet, comme souvent, le préparant à trois quarts de mots au nouveau rôle qu’il devrait jouer, dès demain, son repas ne fut pas facile à avaler. Pas plus que toutes les couleuvres qu’avaient voulu lui faire gober les media de droite ces derniers mois. Il fallait qu’il apprenne à en parler au passé, qu’il cessât de se sentir appelé par le devoir, vieux réflexe qu’il devait ranger dans l’armoire en même temps que son uniforme et ses galons. Il pourra peindre à nouveau, voyager un peu avec Sofía et les filles qu’il a un peu délaissées ces derniers temps. Voilà ce qu’il aurait dû penser : un relâchement, une délivrance. Mais non, tout son esprit était encore plongé dans l’action. Il pensait aux derniers dossiers à régler avant que son successeur ne s’en charge. Aux dernières consignes qu’il devrait donner à Pinochet avant de le laisser seul maître à bord, si tant est qu’en ces temps troublés favorables à l’indiscipline celui-ci puisse accomplir des miracles.
A 13h15 il se trouva dans le bureau de son Président, en compagnie du ministre Fernando Flores. Sans ambages, il leur annonça non seulement sa démission mais aussi celle de ses deux plus fidèles compagnons. Allende eut un soubresaut.
— Carlos tu ne peux pas partir après des attaques aussi basses ! C’est exactement ce qu’ils attendent, tu le sais. Tu ne vas pas tomber dans un piège aussi gros !
— Salvador, mes hommes refusent de me soutenir, ce qui équivaut très évidemment à un geste de rejet. Le Parti Démocrate-Chrétien accuse les ministres militaires en même temps que tous les autres de ton gouvernement, nous autres qui devons être au-dessus de la mêlée partisane. Pour rester dans ce gouvernement il faudrait que je prenne ma carte dans un des partis de l’Unité Populaire… Tu sais que je comprends ce que tu veux faire pour ce pays, mais je ne suis ni communiste ni socialiste.
Derrière ses grosses lunettes, sous ses airs d’ours, se cachait un félin politique. Salvador ne douta pas de se sortir encore de cette mauvaise passe, une de plus, on a plus peur de rien quand l’urgence et l’extraordinaire deviennent la routine. Et combien de pièges déjoués depuis le 4 septembre 1970… chaque jour passé à la Moneda était une petite victoire, ce n’était pas la première fois, loin s’en faut, que Prats lui remettait sa démission : ils surmonteraient ensemble – et peut-être même que Prats se mouillerait enfin pour lui, après avoir été ainsi piqué – cet affront que leur avaient fait les démocrates-chrétiens ce matin.
— Ne perd pas ton sang-froid, Carlos. Dès demain, nous contre-attaquons en démontant point par point leurs accusations, n…
— Non, Salvador, c’est peine perdue.
— Carlos, il est des moments dans la vie d’un pays où les individus qui la dirigent doivent perdre tout ego et se sacrifier pour leur idéal. Tous les jours je rencontre des soi-disant amis et alliés qui une heure après une entrevue d’où ils sortirent d’accord avec moi, critiquent l’action gouvernementale. La trahison est mon train-train quotidien. Tous les jours je reçois menaces déguisées en conseils, plaintes contradictoires et avis de gens qui croient me manipuler… Tous les jours je découvre que l’on en fait qu’à sa tête dans mon dos, qu’on outrepasse ses droits, qu’on essaye de me doubler… Tous le font sans doute en vue d’une tactique propre pour faire avancer leur cause. Tel chef de parti qui me ridiculise dans l’opinion publique à coup de lettres publiques ou de déclarations à la presse, le fait souvent pour satisfaire sa propre base. Tu sais comment sont les hommes. Tu deviens aussi fin politicien que moi… Laisse glisser. Prends la baffe en préparant la prochaine que tu vas donner. Plus forte. Et si on passait aux coups de pieds dans les couilles ?
— Je ne suis pas un politicien, moi. Ce ne sont pas Aylwin, Frei et les autres demi-portions qui m’inquiètent. Je suis au-dessus de ça à la longue, mais je ne peux pas agir en politicien contre mon institution. L’Armée n’est pas un parti politique. Nous serions plutôt comme une Eglise. Imagines-tu un Pape désavoué par tous et qui s’accrocherait à sa charge ? Je suppose qu’un Pape, conseillé par les cardinaux, peut adapter légèrement son discours pour rester en adéquation, enfin, qu’importe, l’Armée n’est pas non plus l’Eglise Catholique… dans tous les cas je ne peux rester à sa tête si je lui suis devenu nuisible.
— Bien, bien, bien, mais tu te rends compte que tu es la dernière digue qui nous sépare du complot ? Ils ont assassiné Arturo Araya, qui me servait si fidèlement, et je perds avec lui, outre un ami, de nombreux renseignements sur les mouvements de fonds de la Marine. Si toi et des hommes comme Sepúlveda et Pickering partent, comment vont tenir les Bachelet, les Montero, tous ceux qui ont conscience de leur responsabilité historique ? Tu laisses les loups seuls dans la bergerie : c’est plus qu’un cadeau, c’est une faute morale envers la nation !
— Non, si je reste, l’eau du complot qui ne peut passer par le barrage que je forme passera sur les côtés. Je les sais qui conspirent. Certains, avec morgue, ne s’en cachent qu’à peine. J’ai préféré les laisser conspirer plus ou moins visiblement pour qu’ils n’aient pas à le faire en clandestinité, pour les canaliser un minimum. J’essaye de les avoir en vue, mais je ne peux pas les empêcher de tramer ce qu’ils veulent. Tous les jours je découvre que des officiers ont des contacts politiques avec tel ou tel parti de droite. Tu étais là à la remise des diplômes lorsque le neveu de Souper a été applaudi plus que de raison ; tes ministres les ont vu contester l’ENU dans des termes politiques, à ma barbe ; tu sais que les rapports de mes services de renseignement sont tronqués ou orientés ; tu as été victime toi-même à plusieurs reprises de leurs indélicatesses ; j’en ai mis à la retraite lorsque je le pouvais. Pour remettre de l’ordre il faudrait que je me sépare demain de 12 ou 15 généraux qui d’un jour à l’autre vont se lever contre toi. Si je leur demande leur démission aujourd’hui, je peux t’annoncer la date du coup d’Etat : 24 août 1973, demain. Il ne nous reste qu’une seule carte à jouer : mon second, Augusto Pinochet. Il m’a toujours servi loyalement. Je le pense sans doute un rien plus proche des idées des démocrates-chrétiens que moi (sans être politisé), ce qui est sans doute un atout pour nous. Tu sais bien qu’en cas de nouvelle nomination, un homme profite d’un temps d’inertie où les uns attendent de voir et les ennemis n’ont pas encore eu le temps de s’organiser pour lui nuire. Il bénéficiera de ces départs pour arranger un peu le Haut-Commandement. Attention, les démissions que je ne peux demander, il ne pourra les obtenir non plus. Tout au plus une ou deux, dérisoires, mais un début. Il peut déplacer, tenter de mettre sous les ordres d’un général plus sûr un officier ouvertement rebelle… Il peut avoir du temps. Si par miracle il tient jusqu’en octobre, une vague de généraux aura atteint les 40 ans de service. Il aura alors un bon prétexte pour éliminer plus de monde. Ce sera peut-être trop tard, certes, mais il lui sera difficile dans l’état actuel des choses de faire plus vite…
— Carlos, pourquoi ne renonces-tu pas à ta carrière militaire pour revenir dans le gouvernement en même temps que d’autres personnes en dehors de la sphère politique ? Repose-toi un jour ou deux et nous tentons de convaincre des gens comme Tomic de nous rejoindre… Et nous laissons courir encore plus la rumeur de ta candidature pour 1976… Ce pourrait être une bonne idée. Je me retire et tu continues à ton rythme les réformes, …
Le vieux général fait alors un signe imperceptible du regard à celui qui s’épanchait, pour lui rappeler la présence du jeune Fernando Flores Labro.
— Ne t’inquiète pas, j’ai toute confiance en Fernando. Tu pourras même compter sur des gens comme lui. Moi aussi j’ai accumulé sur ma personne de nombreuses haines. Ce que tu as perdu en autorité au sein de l’armée, tu l’as gagné en politique. Avec la perspective de ta candidature, les gens retrouveront foi. Je peux éventuellement proposer le plébiscite en septembre, les partis seront enfin d’accord, après tout, la constance en politique, hein ? Et je t’aiderai à mettre sur place cette Unión Popular avec des forces progressistes modérées, sans que tu n’aies ni Cuba, ni le MIR, ni les EUA sur le dos. Tu as eu des bons contacts avec les Russes en mai : ils te feront confiance. Ce n’est pas toi qui a géré la nationalisation des mines : les EUA assoupliront leurs représailles, tu n’auras même pas à reculer trop sur ce qui a été fait, Nixon en a fait une question d’honneur, Nixon s’en ira de toute façon vu ce qui lui arrive dans son pays, il est grillé. Tu repartiras à zéro avec son successeur… Altamirano te respecte, Enríquez te respecte, ils t’empoisonneront mais tu pourras les gérer, tu en as le talent et la patience. Les gens seront fatigués de luttes, il faut remettre le pays au travail, tu auras un ou deux ans pour redresser la barre et après… deux ans c’est long comme horizon politique, à toi de manœuvrer ensuite.
— Je te remercie pour ce plan de carrière ! — dit Prats à Allende en riant. — Tu me développes tout ça parce que tu as besoin de moi à court terme.
Il lui pose la main sur le bras pour couper court à toute contestation, et reprend :
— Je te sais sincère et de bonne foi. Mais quand on te fera comprendre que tu termineras avec une balle dans la tête si tu persistais dans ce plan, tu m’abandonnerais à mi-chemin. Ou si une autre solution plus évidente pour le pays se présentait, tu la choisirais. C’est normal. Non, non, j’ai failli devoir démissionner le 28 juin pour une vulgaire histoire d’accrochage en voiture avec une hystérique (ou était-ce encore ces terroristes d’extrême-droite ?). C’eût été une fin ridicule… Le 29 juin la Providence a-t-elle pensé à moi ? En tout cas j’ai tenu presque deux mois de plus, où j’ai pu tenter de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour aider les modérés comme toi, et défendre mon pays. Moi, j’ai été un soldat jusqu’au bout et je resterai un soldat, y compris dans ma retraite.
Allende ne trouva rien à rajouter. Prats lui reparla alors de Pinochet puisque tel était le dernier sujet qu’ils avaient à aborder désormais.
— Maintenant que ma démission n’est plus en débat, accorderez-vous la nomination de mon second, le général Pinochet ?
— Bien sûr. Je n’ai pas cherché à interférer dans la hiérarchie militaire au moment où ce renard de Frei cherchait à me faire commettre mon premier faux pas. Et j’aurais été bien couillon de me passer d’un homme de ta trempe et de ta loyauté. Pourquoi tenterais-je maintenant de m’immiscer dans celle-ci lorsque ce n’est pas le moment et que je te fais entièrement confiance ?
— Merci, Sal… Président.
Ils s’aperçurent alors qu’ils s’étaient tutoyés durant cet échange, pour la première fois, avec la fraternité de deux boxeurs qui, des années après, évoqueraient un vieux combat en rigolant des coups que l’autre lui aurait rudement assénés mais dans les règles.
— Puisse votre poulain réussir comme vous le souhaitez — conclut Allende.
Leur au revoir ne fut pas moins émouvant que ceux entre compagnons d’armes. Mais. Plus intéressant suit.