§1. Avant-hier, le 13 septembre 1973, Jaime Guzmán a été nommé par la Junte pour étudier la rédaction d’une nouvelle constitution destinée à remplacer celle de 1925 : il semblerait bien que les Aylwin, Frei, Leighton ou autre Musalem, puissent toujours attendre pour récupérer le pouvoir… ce qui n’est pas le cas de Sergio et des autres camarades de Chicago, qui apparemment ont des chances d’être les hommes forts du nouveau régime. Ils ont terminé leur programme économique de rechange, ce gros pavé1 qui se trouve désormais sur le bureau de tous les membres de la Junte, et bien au-delà.

Comme nous avons pu sortir de chez nous (nous dont moi, Juan, fais partie), à 10h aujourd’hui, j’ai eu le temps de faire mes petites affaires et de rejoindre Sergio de Castro à un restaurant près de la tour du Palais Diego Portales (ex-Gabriela Mistral)2 où la Junte a pris ses quartiers. Il a l’air à son mieux mais assez énervé, plein de cette adrénaline qui drogue les gens qui ont des responsabilités et peu de temps à perdre. Il fait plaisir à voir.

— Tu crois à ce qu’on lit dans la presse aujourd’hui ? C’est sérieux ce plan Z ou est-ce un faux monté de toute pièce par la Junte pour retourner l’opinion publique ?

— Comme toujours, il doit y avoir du vrai et puis, avec un peu d’art, on grossit ce que l’on veut grossir. Tu sais comment marche le journalisme, c’est assez facile de prendre un fait et de tirer dessus pour en faire un évènement. Mais tout ça n’est pas vraiment mon problème, à vrai dire. Mon plus grand souci est que la ligne nationale-développementisme3 ne s’impose pas au sein de la Junte, et nous avons du travail, là.

— J’imagine…

— Et justement, Juan, il y a plein de choses à faire dans ce pays, tu connais beaucoup de monde, tu es bien placé, tu pourrais être le nouveau Joan Garcés du nouveau pouvoir, en compagnie de nous autres et de Guzmán que tu connais assez.

Notes

  1. C’est pour ça qu’il sera surnommé “El ladrillo”, le pavé.
  2. D’après les actes de la Junte du 13 septembre 1973, l’ex-bâtiment appelé UNCTAD III à sa création en 1972, et Gabriela Mistral entre la mi-1972 et septembre 1973, s’appellera désormais Palacio Diego Portales.
  3. En un mot – puisqu’il faut être romanesque – le modèle national-développementiste (traduction littérale et assez moche de “nacional-desarrollismo”) est le vieux modèle d’industrialisation par substitution des importations (les Murs de Berlin invisibles du nationalisme), guidé par l’autorité étatique (cette prévoyante et dévouée mère du Paradis protégé), utilisé par les pays en voie de développement. Défendue dès 1948 par les principaux économistes chiliens, relayée par la Commission Economique Pour l’Amérique Latine (CEPAL), c’est cette ligne protectionniste et planificatrice qui inspira d’abord le président Carlos Ibañez del Campo, puis toutes les présidences en passant par E. Frei Montalva (1964-1970) et S. Allende Gossens, même si des colorations différentes (chrétiennes pour l’un et marxistes pour l’autre) nuancent un peu les deux derniers modèles. La vraie révolution économique eut donc lieu en 1975 avec le choix, par Pinochet, du modèle de l’Ecole de Chicago, en concurrence – comme on le voit plus haut – dès les lendemains du coup d’Etat, avec le modèle classique. [Note de Juan]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *