§13. Un vent d’orgueil souffle sur le Chili, un vent qui fait résonner la voix de Salvador Allende, en direct à l’assemblée générale de l’ONU, s’adressant à toutes les nations du monde.

Je viens du Chili, un petit pays, mais dans lequel tout citoyen peut s’exprimer librement, un pays d’une tolérance illimitée sur les plans culturel, religieux et idéologique, où la discrimination raciale n’a pas sa place. Un pays avec une classe ouvrière unie en une seule organisation syndicale, où le suffrage universel et secret est le véhicule primordial d’un régime multipartiste, avec un parlement dont les activités n’ont jamais été interrompues depuis sa création il y a 160 ans, où les tribunaux sont indépendants de l’Exécutif, et où, depuis 1833, on n’a changé qu’une fois la constitution, sans que celle-ci n’ait jamais cessé d’être appliquée. Un pays où la vie publique est organisée en institutions civiles, qui comporte des forces armées professionnelles et dont l’esprit est profondément démocratique. Un pays de près de 10 millions d’habitants qui en une génération a produit deux prix Nobel de littérature : Gabriel Mistral et Pablo Neruda, tous deux fils de modestes travailleurs. Dans ma patrie, l’histoire, la terre et l’homme se fondent dans un seul grand sentiment national.

La voix du Président du Chili procure un goût d’orgueil et de fierté à la cigarette que termine Natalia, qui tient Pablo dans ses bras et rêve pour lui d’un régime politique différent, de perspectives, elle pense à son père à elle, à celui de Pablo, elle regarde son pays de sa fenêtre et se met à l’aimer profondément, intimement, comme si elle était un arbre et qu’elle était en train de boire d’un grand trait le suc de cette terre sur laquelle elle est née. A ce moment-là toutes ses divergences avec le réformisme d’Allende s’estompent, elle fait corps avec son gouvernement, il flotte dans le ciel un grand drapeau rouge où on peut lire que le temps des momios est bientôt révolu, et que la suite de leur règne se déroulera dans un cimetière, où est leur place naturelle.

Les Chiliens ont conquis le gouvernement, après une longue histoire de sacrifice généreux, et celui-ci est pleinement engagé dans la tâche d’établir la démocratie économique, pour que l’activité productive réponde aux besoins et aux attentes sociales, et non pas à des intérêts privés à but lucratif personnel.

De façon planifiée et cohérente, l’ancienne structure basée sur l’exploitation des travailleurs par une minorité, est en cours d’être dépassée. A sa place vient une nouvelle structure dirigée par les travailleurs.

Jean est sur le pont d’un bateau qui l’emmène avec force sur les courants de l’avenir. Lorsque la voix de son président emplit la salle grâce à la radio à pile qui diffuse son discours, ses propres doutes se sont envolés dans l’eau déjà écrasés lamentablement sur la coque apparemment indestructible du navire sur lequel il se trouve. Il va attendre la fin de la diffusion pour aller rejoindre Natalia et se serrer contre elle, heureux d’être ici, sans regret pour Paris.

Nous nous rendons compte que lorsque nous dénonçons le blocus financier et économique qui nous agresse, cette situation semble difficile à comprendre facilement par l’opinion publique internationale et même par certains de nos compatriotes. Parce qu’il n’y a pas d’agression ouverte qui a été déclarée sans déguisement dans la face du monde. Au contraire, il s’agit toujours d’attaque oblique, sinueuse, mais non moins dommageable pour le Chili.

Nous avons affaire à des forces opérant dans l’ombre, sans drapeau, avec des armes puissantes, stationnées dans les endroits les plus variés d’influence.

Le président Nixon écoute d’une oreille distraite le discours de l’ONU. Il ne craint pas vraiment cet homme qui vient livrer une bataille médiatique et qui lui a valu une grosse colère lorsqu’il a appris son élection. Certes, le « fils de pute » est toujours en place, malgré les tentatives malheureuses de l’empêcher d’accéder au gouvernement en 1970, mais les dollars qu’il fournit à l’opposition et l’impéritie intrinsèquement contenue par son système économique auront raison du Chilien. C’est une question de temps, et d’argent encore un peu. Comme pour Cuba, quoique le guerrier barbu de la Havane semble être plus coriace que le séducteur en beaux costumes de Santiago. Kissinger l’appelle sur le téléphone, il va décrocher : ils devaient parler du Vietnam.

Ne pèse sur nous aucune interdiction de commercer. Personne n’est en confrontation avec notre pays. Il semblerait que nous n’ayons pas d’autres ennemis que nos propres ressources naturelles et nos opposants politiques internes. Il n’en est rien. Nous sommes victimes d’actes presque imperceptibles, souvent déguisés avec des phrases et des déclarations qui exaltent le respect de la souveraineté et la dignité de notre pays. Mais nous sentons dans notre propre chair l’énorme écart entre ces déclarations et les actions spécifiques auxquelles nous devons faire face.

Je ne parle pas de questions vagues. Je me réfère à des problèmes spécifiques qui touchent désormais mon peuple, et ils auront encore un impact économique plus grave dans les mois à venir.

On écoute attentivement le camarade-président dans les maisons populaires, dans ces petites habitations sans étage et au plafond bas, qui ouvrent sur une rue sale et jonchée de déchets. On essaye de suivre ses propos sans rien en perdre, même si certains passages demeurent incompréhensibles, comme le calcul des bénéfices excessifs des compagnies minières étatsuniennes. On en retiendra que le Chili est en lutte contre l’impérialisme, que c’est un affrontement difficile, qu’il reste encore beaucoup à endurer mais que le pays est déterminé à se sortir du trou dans lequel on veut le laisser.

C’est la tragédie du sous-développement et des pays qui n’ont pas encore appris à faire valoir leurs droits et de défendre, par une action vigoureuse, le prix de leurs matières premières et des produits de base, ainsi que de répondre aux menaces et aux agressions de l’impérialisme. Nous sommes potentiellement des pays riches, et nous vivons dans la pauvreté. Nous errons d’un endroit à un autre demandant des crédits, de l’aide, et pourtant nous sommes – paradoxe inhérent au système économique capitaliste – des grands exportateurs de capitaux.

Andrés Sanfuentes et José Luis Zabala Ponce, économistes qu’on a déjà croisés plus haut avaient rendez-vous aujourd’hui avec des membres du PDC, pour travailler dans l’opposition, évidemment. Ils se sont quand même arrêtés pour écouter le président élu, avec un sentiment mitigé : joie vaguement nationaliste que l’on parle de leur pays aujourd’hui, mais en sachant bien que ce président n’est pas le leur et qu’ils en voulaient un autre. Peut-être même pas Tomic, d’ailleurs, bien qu’il ait été candidat en 1970. Dès leur petite pause radiophonique terminée, ils reprendront leur tâche et poursuivront un but : faire taire cet homme qui parle en ce moment à la tribune du monde.

Ceux qui empêchent la révolution pacifique, font en sorte de rendre la révolution violente inévitable.
La phrase n’est pas de moi, mais de John Kennedy.

Cette forme de rhétorique à la façon d’un argument d’autorité est typique d’Allende. Il citait déjà, par exemple, Lénine lorsqu’il se faisait siffler par des jeunes d’extrême-gauche mécontents du rythme des réformes : « ce n’est pas moi que vous sifflez mais Lénine ! » leur avait-il asséné. Cela fonctionne-t-il ? Ça peut sans doute en impressionner quelques-uns.

L’action internationale doit être faite pour servir l’homme qui ne bénéficie pas des privilèges, mais qui souffre et travaille : le mineur de Cardiff, et le fellah égyptien, le travailleur qui cultive le cacao au Ghana ou en Côte-d’Ivoire, le paysan de haut plateau en Amérique du Sud, le pêcheur à Java, et celui qui récolte le café au Kenya ou en Colombie. Cette action devrait permettre à un milliard d’entre eux d’intégrer le niveau actuel de développement, et reconnaître la valeur et la dignité de leur personne humaine.

Luz, dans la petite maison du quartier de San Borja qu’elle partage avec son frère et sa maman, veuve depuis des années, qui les a élevés, seule, a beau partager les doutes de son professeur, un certain Juan qu’on ne présente plus, concernant l’action politique de l’Unité Populaire, elle sent tout de même son cœur battre sous sa poitrine lorsqu’elle entend parler le représentant de son pays, au nom de l’humanité. Elle sent que le nombril du monde se décentre de Te pito o te henua (qu’on connait aussi sous le nom d’île de Pâques), à Santiago, la ville qui l’a vue naître, grandir, aller à l’école puis à l’université et, malgré toutes les difficultés, rêver.

Je vous ai apporté ici la voix de mon pays, uni face aux pressions extérieures. Un pays qui appelle à la compréhension. Qui réclame la justice. Qui la mérite parce qu’il a toujours respecté les principes de l’autodétermination et a strictement observé la non-intervention dans les affaires intérieures d’autres Etats. Il n’a jamais refusé l’accomplissement de ses obligations internationales et cultive maintenant des relations amicales avec tous les pays du monde. Il est vrai que nous avons quelques différences avec certains, mais il n’y en a aucune que nous ne soyons pas disposés à discuter, en utilisant des instruments multilatéraux ou bilatéraux que nous avons signés. Notre respect des traités est inchangé.

Juan est en train de faire l’amour à une femme, médecin. Elle est petite, maigre, les cheveux châtains, qu’elle porte mi-longs, et qui entourent un visage fin, presque trop, lui donnant un air de petit oiseau. Elle a détaché sa petite queue de rat, et se donne à lui, nue, son petit téton rose frémissant sous le doigt délicat de notre jouisseur. Avant de se déverser en elle, il se dit qu’il est injuste mais que, par un vieux préjugé platonicien, il a toujours eu plus d’estime pour les avocats, ces escrocs propres, que pour les médecins, ces héros aux mains pleines de sang. Il ne sait pas comment des gens qui ont étudié les corps humains tant d’années ont encore envie d’en toucher, par quelle magie de notre biologie l’aspect technique de toutes cette machinerie de tissus, d’os, de sang, de déchets, cet estomac enrobé que nous sommes, peut nous enchanter et nous transporter, pourquoi nous ferions toutes les bêtises imaginables pour revoir le luisant de deux globules visqueux percés par deux prunelles… A cet instant où ses ongles à elle pénètrent sa chair à lui et où son pénis est prolongé d’un jet de plaisir, la frontière des corps s’estompe et demeure indiscernable. Ils se reprendront vite l’un l’autre et se perdront. Ils ne sont là que plaisir, viendra le temps des déchirures, comme l’autre face de la pièce. Laissons-leur ce temps, suspendu, aérien et terrestre en même temps, du plus bel acte de celle-ci.

Il est difficile, presque impossible, de décrire la profondeur et la force du soutien qui nous a été fourni par le gouvernement et le peuple mexicain. J’ai reçu de telles manifestations d’adhésion du président Echeverria, du Parlement, des universités et surtout les gens ! […] Je viens réconforté, parce qu’après ces expériences, je sais maintenant avec certitude absolue, que la conscience du peuple américain des dangers qui nous menacent tous, a acquis une nouvelle dimension, et qu’il est convaincu que l’unité est la seule façon de se défendre contre ce danger.

Difficile de savoir ce que pense Fidel Castro à ce moment-là. Lui-même le sait-il vraiment ? S’il est un allié objectif de la révolution chilienne, qu’il finance à sa façon et aide du mieux qu’il peut en envoyant vivres1 ou armes, s’il a donné des conseils de prudence à Allende2 qui sembleraient montrer sa bienveillance envers la voie chilienne (sans doute plus qu’envers Allende lui-même), la réussite de la voie pacifique fragiliserait cependant sa propre conception de la voie violente comme unique cheminement vers la révolution. Conception, dit “foquisme” où idée de créer des foyers (focos) révolutionnaires armés un peu partout en Amérique du Sud (comme en Bolivie, avec le succès qu’on connait) ou dans le monde (avec l’Angola, et le succès tapageur qui donna sans doute au Che très envie de retenter une expérience si efficace), qu’il remet un peu en question depuis la mort du Che, préférant jouer le jeu de la guerre froide en se plaçant sous l’aile de l’URSS. Pour le meilleur et le pire. Le pire, comme sa déclaration de soutien à l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. La troisième voie, plus romantique, a disparu de la photo, seuls s’en souviennent quelques rêveurs qui ont de la mémoire. Les vers poétiques n’étaient-ils que de boue et de terre, s’y sont-ils cachés au milieu des cadavres après avoir fait souffler un vent d’espoir dans le camp des progressistes du monde entier ?

Lorsque vous sentez la ferveur des centaines de milliers et des milliers d’hommes et de femmes qui se pressent dans les rues et les places pour vous dire avec détermination et espoir : « Nous sommes avec vous », (…) tous les doutes sont dissipés, toute angoisse disparaît. Ce sont les peuples, tous les peuples au sud du Rio Bravo, qui s’unissent pour dire « assez !, assez de la dépendance, assez des pressions !, assez des interventions ! », et pour affirmer le droit souverain de tous les pays en développement à disposer librement de leurs ressources naturelles.

Il y a une réalité, une volonté et une conscience de plus de 250 millions de personnes qui demandent à être entendues et respectées.

Un long tremblement de terre invisible et indolore parcourt le pays du nord aride au sud glacial, cheminant quelques 4200 km, mais sans faire de dégât comme en 1960 et ses 9,5 sur l’échelle de Richter qui laissèrent un souvenir atroce aux Chiliens pourtant habitués à ces phénomènes géologiques. Ou plus récemment en juillet 1971 et sa force de 7,5. Ce serait plutôt comme une onde blanche qui résonne en s’étendant sur le pays. Salvador Allende fait sienne l’histoire, espérant aider l’humanité à avancer vers la conquête d’une vie meilleure, tentant d’y laisser son empreinte ; son peuple l’écoute, agacé, fier, incrédule, revigoré, patriote ou pensant à l’exil. Allende s’adresse aux grands de ce monde, qui le regardent silencieusement dans cette grande salle solennelle, écouteurs dans les oreilles pour qu’on leur traduise les paroles du Chilien dans leur langue. Salvador s’adresse aussi à la femme simple de sa terre, à la paysanne qui a cru en lui, à l’ouvrière qui a travaillé dur et à la mère qui a toujours bien soigné ses enfants, comme la mère de Luz. Il s’adresse à la jeunesse, à ceux qui ont chanté, à ceux qui ont transmis leur gaieté et leur esprit de lutte. Aux Chiliens, ouvriers, paysans, intellectuels, à tous ceux qui subissent les conséquences d’une transition tendue vers le socialisme et rêvent de lendemains qui les enchantent, le ventre pas assez rempli depuis un moment. Il parle dans la langue d’un peuple, qui espère qu’après les moments gris et amers de ce mandat chaotique, il passera sur les grandes avenues afin de construire une société meilleure. La moitié des délégués de l’ONU voit en lui un pantin, un fétu de paille, un papy qui tient son heure de gloire, un sympathique orateur ; la moitié du Chili – aussi – veut son départ ; Salvador Allende parle.

Notes

  1. Les Cubains se verront ainsi, par exemple, amputer un peu de riz de leur ration mensuelle, que Cuba enverra en solidarité avec le Chili, et qu’ils ne récupéreront jamais. [Ampuero 1999]
  2. Dans une lettre de 1970 à Salvador Allende, Fidel Castro lui donne sept conseils, dont 2) que dans sa future visite [novembre 1971] au Chili il recommandera aux militaires chiliens d’acheter de l’armement soviétique ; 3) qu’il ne faut pas “compliquer les relations avec les Forces Armées et s’abstenir de tout changement en son sein [mises à la retraite de forcées ou changements de nominations selon la hiérarchie établie par le corps d’armée lui-même] ; 4) ne pas faire de pas trop révolutionnaires en Amérique Latine, appuyer le régime péruvien de Velasco Alvarado et ne pas sortir de l’OEA ; 5) « maintenir le cuivre dans l’orbite du dollar et accepter le paiement d’une indemnisation après la nationalisation des mines de cuivre, si les compagnies nord-américaines l’exigeaient » [ce que ne fit pas Allende] ; et 6) pour Allende et le Parti Socialiste, « maintenir de bonnes relations avec le Parti Communiste » [ce qui n’avait pas à être forcé puisque a ligne d’Allende était proche de celle du PS alors qu’il était plus éloigné de son propre parti, le PS, aux positions plus radicales][Fermandois 1985 cité par Fontaine Aldunate 2000, 72-73].

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