§Synco. M’étant éloigné vers un bosquet le temps que passe un léger tournis provoqué par un pisco sour un peu traitre ou pris trop vite, je trouve une lettre par terre qui traine dans ce coin un peu séparé du jardin. Une mignonne petite carte d’amour écrite par une femme, avec des lettres bien rondes, adressée à Augusto de la part d’une certaine Piedad, probablement un de ces rejetons fougueux d’un des officiers rassemblés ce soir pour cette charmante garden party. L’affaire est épineuse : à qui pourrais-je la donner sans risquer de divulguer le secret de notre tourtereau ? Je décide donc de la garder et de la rendre en main propre à son destinataire dès que je croiserai un Augusto. Cela me fait donc trois missions ce soir : me rapprocher de Prats – comme un crétin, je n’ai pas pensé à demander si on doit l’appeler Monsieur le ministre ou Monsieur le général… je suppose que l’attachement à l’Armée doit être plus fort qu’au gouvernement, je tenterai d’écouter ce qui disent les autres et le cas échéant, j’irai d’un « mon général » bien franc avec un sourire digne de faire pardonner toutes les bévues –, me rapprocher le plus près possible d’une petite Sofía qui pourrait bien faire mon bonheur pendant quelques heures, et rendre, donc, une lettre d’amour. Une belle soirée en perspective.
D’autant que je rencontre quelques connaissances que je n’avais pas vues depuis un moment.
— Juan ! Quel plaisir de vous revoir ! Ou étiez-vous passé ?
— Effectivement vous n’étiez pas chez Jorge Gamboa1 dimanche dernier, moi oui. J’étais en France, pendant les vacances, en janvier.
— Ah ces professeurs !, vous n’avez que de longues vacances entrecoupées de quelques cours ! Et comment va votre pays ?
— C’était l’hiver, bien gris bien froid. Pas une file d’attente à faire, des bus qui roulent et un métro qui est terminé : je me suis donc retrouvé avec beaucoup plus de temps que je n’en ai l’habitude, et du coup je me suis beaucoup ennuyé ! Même pas une émeute, pas de lacrymogènes, pas de manifestations, heureusement il y a eu une Internationale Socialiste organisée pour me rappeler le Chili !
Il n’esquisse qu’un sourire.2
Et je n’ose rire franchement. Premièrement parce que ça ne se fait pas de s’esclaffer à ses propres blagues, secondement parce que cette réalité n’est pas le lot quotidien de ces officiers qui voient ça de très loin et, même si ce n’est pas vraiment le mien non plus, j’ai tort de le laisser entendre et de me rabaisser devant eux, et enfin troisièmement parce que d’autres officiers ce sont empressés de parler d’autres sujets que politiques. Que je manque de savoir-vivre !, ce genre de blagues ne se font pas en dehors de la Confrérie Nautique du Pacifique Austral, je dois être reconnaissant au général Merino de ne pas m’avoir repris vertement.
19 seulement ? Je la voyais plus mûre, passant au moins la majorité…3 Vous savez on fait ce qu’on peut… et tercio, que pas même un éventuel mari n’aurait le droit de me reprocher quoi que ce soit, puisqu’en cas de remarques je lui dirais qu’il ferait mieux de reconquérir l’amour de sa femme plutôt que de passer ses manques sur les pauvres êtres dévoués s’attachant à combler les vides… Dites-moi, au moins à qui ai-je l’honneur de m’adresser ?
Il semble un peu scandalisé de ma méconnaissance…
— Général Augusto Pinochet Ugarte, général de division, chef de la garnison de Santiago.
— Enchanté.
— Refusant donc poliment, mais fermement, votre injonction intempestive, il ne me reste qu’à vous proposer un duel à l’ancienne.
Le général me regarde avec défiance, ayant sans doute peu l’habitude de tant d’effronterie, face à quelqu’un qui se contrefiche de son autorité, puisque hors de son système…
Et voilà comment j’ai perdu Sofía mais gagné ma soirée…
— Depuis ce soir, à vrai dire. Je ne savais pas qui c’était.
Vous avez péché un gros poisson, là. On chuchote qu’il va bientôt devenir Chef des Armées par intérim le temps d’un voyage à l’étranger de Prats. Mais je ne saurais vous dire le degré de fiabilité de cette information.4
Cela dit…
Je fais la moue, pour bien montrer que j’ai compris la gravité des évènements.
— Certes, mais je me souviens encore de la réponse faite par Merino lorsqu’on a évoqué de telles manigances lors de la tournée d’Allende en décembre. Je doute que l’Armée soit mûre.
— Au fait, vous savez si Pinochet connait Allende ?
— A vrai dire, non… Pourquoi ?
— J’aimerais demander au camarade-président où il trouve ses costumes.
— Il parait qu’il les vole, dites-donc, il devient fou lorsqu’il s’agit de tissu de luxe.
— Vous me donnez une idée !
— Laquelle ?
— Je ne peux pas vous dire, je vais déposer le brevet d’abord ! (Rire)
Notes
- L’avocat Jorge Gamboa Correa ouvrit les portes de sa maison de la Via Amarilla (dans le quartier de Lo Curro, c’est-à-dire la zone huppée du nord-est à Santiago de Chile), aux militaires putschistes pour qu’ils y élaborent leur action. C’est pourquoi les membres de ses réunions nocturnes s’appellent la confrérie de Lo Curro. [González 2000, 179-181]. Cela dit, après avoir participé à la Confrérie nautique du Pacifique austral [1. III §10] me voilà mêlé à ces réunions qui rassemblent un peu les mêmes personnes que dans la première confrérie… cela fait sans doute un peu beaucoup. Je serais vous, je me méfierais de moi. [Note de Juan] ↩︎
- — Camarades, à quoi bon nous arrêter en si bon chemin ? La justification des marges n’est-elle pas aussi à l’image très polie, très sage, fascistement droite, de ces régularités de psychopathes dangereux, très raisonnablement conservatrice et relevant de cet Ancien Régime d’exploitation que nous cherchons à dépasser ? Nous l’abolirons dorénavant dans ce texte ! Une révolution connaît des hauts et des bas, elle pique, elle est irrégulière : ferrer à gauche rendra visible cette réalité, et nous proclamons notre droit à décider que cela sera désormais comme ceci ; si nos justes revendications ne sont pas entendues vous devrez comprendre que nous n’aurons plus d’autre recours que la grève (ce qui rendra l’impression et la distribution de ce livre impossible !) !
— Vous ne pouvez pas aller faire chier dans les fragments de Jean, qui est votre complice et se doit bien, après tout, de subir vos lubies idéologiques ? — Nous ne t’avons rien demandé à toi Juan le réac’ ! Nous n’avons pas encore le pouvoir de faire interdire ta présence dans ce texte, mais on aura la peau de ton racisme social, de ta misogynie, de ta complicité avec le fascisme ! ↩︎ - Il faut rappeler que la majorité était à 21 ans au Chili à l’époque, sinon cette réflexion de Juan n’a pas de sens. [Note du conseiller culturel chilien] ↩︎
- C’est 100% fiable, puisque Prats partira dans deux semaines pour une tournée internationale et Pinochet, en tant que « seconde entité de l’Institution », remplacera son supérieur. [Note du narrateur omniscient qui vous demande d’aller vérifier dans Prats 1973, 384-385, si vous ne lui faites pas confiance. Ce en quoi il vous encourage, car on a toujours raison de rester critique.] ↩︎