Le 23 août [1973], [Pinochet] devint chef des Armées comme « simple soldat à cent pour cent », rôle qu’il avait tenu durant quarante ans. Plus encore, il se peut que son idée ait été de matérialiser effectivement ce qui sous Prats n’était seulement qu’une apparence : des Forces Armées absolument apolitiques et d’une parfaite discipline verticale. Le respect de ces objectifs requérait la mise à la retraite de plusieurs généraux, conspirateurs notoires […], ce qui pouvait réclamer la force. […]

Rapidement [après sa nomination], il se rendit compte de l’importance de la pénétration de l’attitude favorable au putsch dans l’Armée. Sa visite aux unités ou l’attitude défiante de certains généraux, lui démontreront qu’une majorité des officiers était pour le soulèvement, et non pas seulement l’offuscation ambitieuse d’une minorité.

Pinochet affrontait alors le même problème que Prats : « nettoyer » l’Armée signifiait le déclenchement immédiat du coup d’Etat, et ceci – étant donné le nombre de troupes sur lesquelles pouvait compter le chef des Armées, d’un côté, et celles acquises aux rebelles de toutes les branches, de l’autre – signifiait la guerre civile. […]

Prats s’était déchargé de la décision, la laissant endosser à Pinochet, qui, lui, ne pouvait se permettre une telle sortie.

Prats avait l’intuition, de plus, [que la peur de la guerre civile emporterait la décision des chefs ;  ici, Vial cite le passage de Prats 1973]. Les anciens hommes de confiance de Prats pensaient comme lui. Ainsi le général Sepúlveda :

— Général, vous saviez alors que si vous restiez dans l’Armée certaines unités allaient défendre le gouvernement constitutionnel sous votre commandement ? Vous le saviez et vous êtes parti ?
— Je suis sûr que oui ; et je suis parti précisément pour cela, parce qu’un affrontement pouvait se produire. Quel droit avais-je de produire cet affrontement entre frères ?

Sepúlveda, comme Prats, esquiva, grâce à la retraite, la terrible décision : oui ou non à la guerre civile. Pinochet ne put ou ne voulut s’offrir ce luxe.

Prats, à la fin août, pensait que Pinochet arriverait à retarder l’épuration du généralat jusqu’à une meilleure conjoncture politique. Mais au début de septembre la configuration était radicalement différente, comme était devenu impossible de différer plus le “nettoyage” de l’Armée. Le 8 [septembre], Carlos Prats avait suggéré à Allende de demander un congé constitutionnel d’un an et d’abandonner le pays (« Jamais ! » lui avait-il répondu (…)) Maintenant Pinochet devait trancher :

D’un côté les commandements, constitutionnel et légal, les notions militaires de discipline, et l’obéissance à l’autorité militaire et civile avaient été ses Evangiles pendant quarante ans.

D’un autre, la rupture avec les compagnons d’une vie entière, l’incompréhension de la famille militaire, la possible perte du commandement suprême, et, plus que tout, la guerre civile.

Il était probable que – en cas de non adhésion au coup d’Etat du commandant – il pût gagner à Santiago, tandis que les rebelles eût été vainqueurs à Valparaíso, Concepción et Punta Arenas.

Augusto Pinochet aurait été le « général Rouge » de l’Unité populaire ; Torres de la Cruz, ou Washington Carrasco, ou Arellano, le Franco de l’Opposition. Et des milliers, peut-être des centaines de milliers, ou un million, comme le prévoyait Prats, de chiliens seraient morts.

Gonzalo Vial, Pinochet. La biografía, Tome I, 211-213