Une fois le thé préparé et versé dans les tasses, elle met sur le tourne-disque de la maison, sous nos yeux admiratifs, transis dans l’attente frénétique de découvrir ce disque produit par les camarades éditeurs de la Discoteca del cantar popular (DICAP). Crépitements du rond noir, chant d’un coq. La guitare commence en arpège et une voix de femme accompagne la première chanson. Nous resterons ainsi une heure à nous regarder dans un silence qu’aucun n’aurait le mauvais goût de rompre. Comme un rituel partagé, une religion qui ne pousserait pas ses fidèles à se tourner vers le froid d’icônes de bois, mais à nous relier les uns les autres par des regards. La main du mari qui tient celle de sa femme et qui chantent l’amour sans ouvrir la bouche, parce que celui-ci est au-delà de leurs visages un peu sales, de leur odeur forte de travail et de cuisine, par des sourires qui s’appellent les uns les autres, se nourrissent des uns des autres comme un terreau mutuel. Un arc-en-ciel qui ne peut être beau que par la contribution de tous et demeure incomplet par l’absence de la moindre couleur, par ces notes qui résonnent bien que je ne comprenne pas toutes les paroles… Des enregistrements de pobladores racontant leur expérience bordent les chansons, ancrent les thèmes musicaux dans le monde d’où elles tirent leurs racines. C’est pendant que les flûtes de pan de la “Toma” » jouent, que Natalia se réfugie dans l’obscurité de son for intérieur, me laissant regarder sa poitrine trembler sous ses mains jointes, résistant à l’envie de me lever et d’aller d’une caresse effacer les quelques éclats de larmes que je devine dans ses yeux fermés. Il y a dans le puzzle humain des pièces qui doivent s’assembler bien au-delà de leur simple juxtaposition et ouvrent une troisième dimension, la profondeur de l’amour, cette fraternité poussée dans ses illimitations. Et sous ce corps fragile se cache le trésor qui bouscule mon cœur. Ses yeux s’ouvrent alors que je n’ai pas eu le temps de retirer mon regard d’elle, par pudeur, et désormais elle sait ce qu’elle devinait sans doute jusqu’ici… » [1. I §9]

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