§33. A chaque fois que je lève les yeux devant le bâtiment de l’Université Catholique sur l’Alameda, et vois le Christ qui trône en haut de l’édifice, j’ai beau savoir qu’il a les bras à l’horizontale pour symboliser une croix, moi je ne peux m’empêcher de penser qu’en fait il est en train de hausser les épaules et de nous dire de tout son corps qu’il n’y peut rien… C’est en divaguant sur tout ceci, et loin mentalement des gestes machinaux que je suis en train de réaliser, comme passer des portes et monter des marches, que je suis cueilli à froid par un

— Je suis entré chez toi

proféré par celui qui prétend être mon fils, planté devant moi, en haut des grands escaliers du bâtiment central de l’Université Catholique. Je n’aime pas l’idée qu’il soit là sur mon lieu de travail où ma vie privée n’a pas le droit d’entrer, ou le moins possible, et où donc il est doublement intrus.

— Qu’est-ce tu fais là, toi ? C’est un canular ?

— Non.

Je comprends à son air qu’il ne me ment pas.

— Comment as-tu fait ?

— Tu sais, lorsqu’on n’a pas beaucoup de moyens on apprend à se débrouiller.

Oui, c’est vrai, je ne vais pas me dédire – il lit dans mon cerveau ce jeune-là ? Et ce petit a du cran. Gènes ou pas gènes, je lui reconnais une audace et une persévérance qui me plaisent. Dommage que je n’aie pas envie d’enfant en ce moment… Mais là il commence à devenir dangereux s’il décide de s’imposer dans ma vie par effraction, je n’aime pas du tout ça. Je ne vais pas lui demander pourquoi, ni ce qu’il a vu, ni comment il a fait, quelqu’un qui cherche la reconnaissance ne doit attendre que ça. Passons, donc ; il faudra juste que je pense à changer de serrure et à compliquer un peu l’accès à ma maison. J’aurais pu le mettre sur le divan de l’autre spécialiste de l’insondable et impénétrable psyché humaine si j’avais des nouvelles du petit buveur. Je n’ai même pas pensé à garder sa carte de visite ; on a tort de se débarrasser des nuisibles, on ne sait jamais quand ils pourront servir… Je ne vais pas lui dire non plus que je suis passé par chez lui, lors de mon séjour à Concepción, pour voir un peu qui ils sont lui et sa mère, pure curiosité. Ne lui donnons aucun signe d’intérêt sinon je sens qu’il va s’incruster à ne plus savoir comment s’en défaire… mais ne l’insultons pas non plus, lui n’est pas comme de pauvres lecteurs condamnés au mutisme, il pourrait vouloir tuer le père. Après avoir déjà expérimenté la version tuer l’amant, je sais que c’est aventureux et grisant mais je n’ai pas envie de rejouer avec ce feu-là. J’ai encore des choses à faire sur Terre, je veux savoir au moins comment se finira l’histoire de ce Chili dirigé par l’Unité Populaire. Et puis j’ai mieux, après tout, la solution est évidente, pourquoi ne pas faire preuve de créativité plutôt que de se laisser imposer le cours des choses par la vie ?

— Attends-moi ici, je vais poser ma mallette et je reviens.

Ce que je fais. Je lui tends une adresse :

— Tiens, voici l’adresse de ton grand-père, à Paris. Si tu ne l’as pas déjà volée… — lui glissé-je avec un air franc, mais sans montrer ni complicité pacificatrice ni preuve que je suis fâché. — Nous ne sommes pas dans les meilleurs termes lui et moi. Ce n’est pas un mauvais père, il ne m’a jamais battu, il est cultivé, il s’engage, il s’est toujours occupé de moi, il a même des bons côtés, mais c’est comme ça, je pense que je ne suis pas le fils qu’il voudrait et vice et versa. Son fils lui manque et tu es sans doute plus mature que moi sur certains aspects, malgré ton jeune âge. Un petit-fils aussi lui manque, et je n’ai pas de frères et sœurs qui pourraient lui en offrir. Vous êtes faits pour vous rencontrer… Soyez inventifs, vous avez la chance de contraindre la vie à suivre vos choix et ne pas faire comme tout le reste des gens qui se laissent couler dans le sillon de leur condition de naissance. Cet homme débarque même de temps en temps au Chili sans avertir, mais il est la majeure partie du temps à Paris, du moins si je sais tout. Faites commerce entre vous ! Franchement. Court-circuitez-moi dans cette affaire de famille qui ne me regarde pas, et trouvez-vous ! Je suis profondément sûr que vous vous entendrez bien ! Maintenant, je te laisse, j’ai un cours à donner. Ne reviens plus chez moi : que peut te faire ce que cachent mes meubles ? Vis ta vie. Je t’offre un père et un grand-père en même temps, tu aimes ça : fonce !

Et je me précipite dans ma classe en refermant la porte rapidement, en espérant qu’elle reste close. Elle s’ouvre. C’est un étudiant qui arrive légèrement en retard mais avec un visage bien rouge qui atteste qu’il a couru pour minimiser sa faute. Soit, soyons souple, qu’il entre.

— Excusez-moi, Monsieur, le bus que j’…

— C’est bon asseyez-vous. Passe pour cette fois.

Le cours s’est bien déroulé. Hormis un élève qui n’a cessé de rêver par la fenêtre – peut-être transporté par ce que je racontais alors ? Peut-être trop pris par la situation actuelle de son pays et ces cris de la rue que l’on entendait par moment ? Mais comme je le comprends, moi qui détestais toujours me rendre à l’université et préférais la fréquentation des livres, directement, plutôt que celle de leurs médiateurs – tout s’est passé à merveille. En sortant, aucune présence non-désirée. Sans doute trop content de l’os que je lui ai donné à ronger mon chien errant en quête de foyer a-t-il pris un avion pour Paris « aussi rapidement qu’un coup de fusil » ; ce qui dans la version espagnole donnera “al tiro”, chilenisme plus élégant et court que sa version traduite en français, et moins tendancieux aussi, dans le cadre d’un roman qui en promet, des fusils, beaucoup, ceux provenant du « monopole légal de la violence », pas ceux des attentats des groupuscules de droite ou de gauche, plus ou moins tolérés selon le camp auquel on appartient.

Je suis de nouveau sur l’Alameda, en sens inverse, joyeusement seul. Jésus est encore là à s’excuser pitoyablement. Je le sais que tu n’y peux rien, que tu es mort sur une croix et que tu es victime d’un canular depuis 1973 ans. Tu vois, moi, je viens de nier la biologie aujourd’hui, et si, comme le pense Leibniz, le Dieu dont tu te disais le Fils (comme quoi, c’est vieux comme l’Antiquité ces enfants perdus qui se cherchent des pères, en plus toi tu en avais un, pauvre Joseph qui a bien dû se sentir diminué que tu ne veuilles pas reprendre son affaire de menuiserie après lui pour t’inventer une paternité avec laquelle il ne pouvait rivaliser), est soumis à des Vérités Eternelles qui s’imposaient à lui lorsqu’il a créé le monde, si bien qu’il n’a pu le faire qu’en respectant des règles imposées, se débrouillant du mieux qu’il pouvait pour bricoler celui où Candide a eu la chance d’être écrit par Voltaire, eh bien moi, aujourd’hui, je me sens fort comme un superhomme nietzschéen : j’ai fait une rature dans l’histoire, je l’ai écrite, j’ai peut-être modifié un arbre généalogique, j’ai inventé mes valeurs… quoi, j’ai mal fait ?

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