§1. (28 août 1973) Pinochet jura et prit la place de Prats, sa charge aussi ; Roberto Thieme fut arrêté dans un restaurant en train de festoyer1 ; la terre trembla fortement sur Santiago et la zone centrale du pays (02.09) ; Pinochet proposa à Allende de disposer d’un régiment de confiance pour le défendre, comme Altamirano l’avait aussi fait, « il faut pouvoir résister » – Refus2 ; Allende parlait beaucoup de sa mort3, une obsession un rôle qu’on prépare mais il ne l’a pas fuie [ici un jugement de valeur]. Les médecins se mettent en grève, la quantième ? ; le 9ème remaniement ministériel en tout cas depuis bientôt trois ans [ce sera le 04/09], après la démission des militaires. Le juge naval de Valparaíso demande qu’on juge Miguel Enríquez, Carlos Altamirano et Oscar Garretón, eux qui avaient reçu le témoignage de marins constitutionnalistes (et ceux-ci en train de servir de cobayes à la torture à venir). Pinochet demande la démission de généraux – refus d’Arellano, Viver et Palacios, peut-être aussi Bonilla et Nuño4 – l’amiral Montero donnera sa démission à J-15, en acceptant d’assurer l’intérim avant l’arrivée de son remplaçant : Merino. Un golpiste ; ça va être compliqué pour Pinochet, désormais, note Prats, depuis sa retraite de Viña del Mar, à la lecture d’un article qui raconte les déboires de son successeur et ami.5

Pinochet va devoir affirmer son autorité, mais à part lui et une poignée d’autres, le Haut-Commandement conspire ; « nous sommes prêts »,6 dit fièrement un jeune colonel au Quijote devenu Commandant en chef des Armées, dans une troupe qu’il est train de visiter (27.08), « prêts à quoi ? » (mais il ne comprend que trop), « prêts à tout » crie le silence qui s’ensuit. Pinochet comprend que la lessive va être compliquée à faire, que les taches sont bien ancrées dans le tissu social de ses subordonnées. Allende n’est pas en reste, il fait ce qu’il peut au milieu du piège qui se referme sur lui. Il convoque Pinochet et Urbina, tard dans la nuit à Tomás Moro. Les deux généraux durent donner leur arme de service à l’entrée, puis se trouvèrent assis face à Orlando Letelier, Fernando Flores, Luís Corvalán, C. Toros et Salvador Allende, comme à un tribunal populaire. Ils leur demandent de justifier leurs dernières décisions : suspicions ou tentative de les enrôler dans une conspiration rouge ? Pinochet se rebiffe : « — Vous devez savoir bien clairement que je ne serai pas le général rouge, Président ; — Bien sûr, général, je crois que c’est bien comme ça… ».

Puis les deux militaires sont relâchés et sortent en même temps.

Pinochet : — C’est toi, Urbina, le général rouge ?

Urbina : — Tu sais que je suis un soldat, non ? Tu me connais bien…

Pinochet : — Tu m’ôtes un poids…

 » pause « 

— Oh, oh, oh, ça va vite-là, gardez la tension, tempérez, pourquoi cet empressement ?

— Oui, oui, ça doit aller vite ! Le temps s’accélère. Nous sommes en septembre, Allende annonce qu’il reste très peu de farine dans le pays, on en arrive aux pugilats dans les files d’attente, on se regarde des deux côtés de la frontière sociale en rêvant de s’étriper, la CODE n’a pas éclatée, la déclaration du 23 août donnant le feu vert aux militaires a bien révolté des leaders de la DC, mais en tant qu’individus, car globalement le PDC reste attaché au PN, puis nous fûmes le 4 septembre date anniversaire des trois ans de l’élection d’Allende…

— … les rues sont noires de monde, c’est la dernière grande manifestation avant de très nombreuses années, c’est important, décrivez un peu cette journée …

— Non, on s’en fout, c’est une manifestation de plus dans ce pays où l’on fait grève, des deux côtés, où l’on participe à des manifestations comme on va chercher son pain, enfin sans doute à la place de chercher son pain, car il n’y en a plus : « pas d’œufs » disent les vitrines des magasins, « pas de sucre », « pas de beurre », « il n’y a rien » a rajouté un réaliste ! Il y a les drapeaux, les slogans, si on se nourrissait de chanter les Chiliens seraient obèses de toutes ces chorales de rue ! C’est quelque chose qu’on m’a dit souvent, ça : les Chiliens chantaient sous l’Unité Populaire, on parlait, on se sentait vivants ! Ils ne pourront plus faire tout ça, ensuite, lorsque Pinochet, celui-là qui s’échine à sauver la république, sera à la baguette et au fouet, alors ils sont là, 800 000 personnes, Allende annonce dans son discours qu’il ne se retirera que si le peuple le lui demande (il pense au plébiscite, évidemment, est-ce que les partis de l’UP vont enfin le laisser le proposer, avec le risque certain qu’il comporte ? N’est-ce pas la seule porte de sortie digne pour tous ?).

La moitié du chemin était fête ; 3 ans déjà ;

Mais les trois ans qui restent ?

Trois ans de mal de crâne, de vomi et de léthargie nauséeuse ?

La preuve qu’on s’en fout, le lendemain ce sont les femmes (de droite), emmenées par Pouvoir Féminin, qui sont dans les rues de Santiago (plus de 200 000 !). Et pendant ce temps Allende discutait en cachette avec Leighton et Fuentealba,7 de la DC (deux qui ont été gêné par le coup du 23 août) bien que Tati, sa fille, et la Payita, sa maîtresse, n’étaient pas d’accord, mais sans plus interférer8 : nos alliés ce sont eux, les défileurs, les chanteurs, le peuple, pensent-elles ! Mais il y a trois attentats à la bombe qui ont été perpétrés (27.08) contre les maisons de diplomates cubains ; les commerçants se mettent en grève à leur tour (28.08) ; Miguel Enríquez dresse un réquisitoire précis et informé contre des officiers de la Marine, en montrant qu’ils conspirent. L’Armée roule des mécaniques, elle sent son temps arriver et le régiment Tacna pénètre avec force dans les locaux de l’entreprise Indugas à la recherche d’armes dans les cordons industriels, dont on se méfie parce qu’ils sont dans les mains de l’extrême-gauche, ingérables ; ils ne trouvent rien. Les gremios professionnels et les partis de droite demandent à Allende de se retirer ou de se suicider (comme l’avait fait en 1891, le Président Balmaceda).

Le Président a réuni ses plus fidèles amis à El Cañaveral. Nous sommes le 2 septembre. Il restait alors neuf jours. Rien n’était encore gravé dans le marbre.

— Je vais écrire une lettre au pays. Je vais organiser un plébiscite et appeler la Démocratie Chrétienne au gouvernement. Il faut qu’ils co-gouvernent avec nous. Il n’y a pas d’autre alternative !

Le Président croise du regard ses amis. Aucun ne s’oppose. Tati est là aussi, bien que militante du MIR, proche des Cubains et enceinte de son mari rencontré sur l’île de Fidel Castro, elle acquiesce silencieusement. Il demande leur avis mais au fond ne l’écoute pas, il soliloque, se débattant avec cette fatalité qui le pousse dans un dilemme : capituler en partie pour survivre ou périr dans la fidélité ? Il repense à cette démission de Montero à la tête de la Marine, qu’il refuse d’accorder depuis quelques jours, alors que le militaire la réclame, et que, plus troublant puisqu’en mépris de la verticalité du commandement, les amiraux n’ont pas eu de scrupules pour appeler directement le Ministre de la Défense au téléphone afin d’appuyer la demande de leur Commandant en Chef. Merino doit être des leurs, je le sais, ses hommes aussi doivent le savoir et aucun amiral n’acceptera le poste laissé vacant. Ai-je le choix de ne pas nommer cet homme ? Et pourtant je sais pertinemment qu’il nous est hostile. Combien de temps encore vais-je pouvoir refuser sans conséquence ? Si Montero lui-même semble avoir compris qu’il ne peut plus rien faire… quel poids me reste-t-il face à l’Armée ? Il se souvient d’un de ses échanges avec cet amiral qu’il apprécie : « n’appuyez pas autant sur l’accélérateur, au Chili il faut y aller plus progressivement… », Fidel Castro et Zhou Enlaï ne lui avaient-ils pas dit la même chose ? Mais voilà son problème : « pour vous, [Montero], je suis un révolutionnaire, mais le problème est que pour les miens, je suis un conservateur ».9

La chose paraît entendue, il demandera à l’UP le droit de convoquer le peuple pour un plébiscite.

— Mais je sais que le Parti Socialiste, mon parti, va s’opposer — sentence le vieux briscard de la politique, qui connaît bien les règles du jeu qu’il mène. — J’ai là mes pires ennemis… Il faut pourtant le faire avant que tout soit trop tard.10

Augusto Pinochet est avec un de ses fidèles amis, le général Benavides, au Ministère de la Défense. Ils regardent vers la Moneda par la fenêtre.

— C’est de là que vient notre ruine — dit Benavides.

— Un jour tout ceci va tomber dans nos mains…11

« Mais que faudra-t-il en faire ? Faudra-t-il le rendre ? Gouverner nous-mêmes ? Avec l’appui de qui ? », se demande-t-il.

Notes et références

  1. Il faudrait préciser que cela a lieu le 26 août, pourquoi la chronologie n’est-elle pas linéaire ?… [Note du co-auteur-éditeur]
  2. Selon Jaime Gazmuri, dans une interview au Mercurio, le 12 octobre 2002 ; Salazar 2010, p. 355.
  3. Salazar 2010, p. 354-355.
  4. Vial 2002, p. 201.
  5. Prats 1973, pp. 504-505. Alors qu’il visite l’Académie de Guerre, des jeunes élèves entonnent « Unissez-vous, merde ! Unissez-vous, merde ! », coupant la chique à Pinochet, leur chef. Celui-ci aurait timidement répliqué : « lorsque vous aurez terminé de vous réunir, comme vous dites, j’aimerais vous parler… » Le fait est aussi raconté par Vial [2002].
  6. Vial 2002, p. 202.
  7. Salazar 2010, p. 355.
  8. Salazar 2010, p. 353.
  9. González 2000, p. 277.
  10. González 2000, p. 275.
  11. C’est du moins ce qu’affirme Arturo Fontaine Aldunate dans Los economistas y el Presidente Pinochet, 12 et Gonzalo Vial dans son Pinochet, la biografía [2002], vol. 1, p. 231.

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