§9. Lucas1 est venu un jour ou deux de Talca à Santiago pour affaires professionnelles et extra-professionnelles aussi, je suppose. Nous prenons le thé, en bons Chiliens, c’est-à-dire en Anglais d’Amérique du Sud.

— Je pensais pouvoir féliciter l’amiral Merino aujourd’hui pour sa durement acquise nomination, mais je viens d’apprendre qu’Allende l’a retardée à mercredi (12/09)…

— Tu soutiens Merino ?

— Oui, Juan. Depuis la dernière fois que nous nous sommes vus j’ai basculé, tu sais ? Ça ne me réjouit pas totalement, mais je pense que nous ne pouvons rien attendre de bon avec ce monde politique. Les démocrates-chrétiens nous ont demandé d’agir, il faut désormais les exhausser. Couper le mal à la racine et les faire tomber avec, puisqu’ils étaient sur une des branches du problème. Le général Arellano m’a persuadé.

— Ils te font peur ?

— Les politiciens ? Non, ils font partie du passé dès à présent, même si dans leur vanité ils ne s’en sont pas encore rendu compte. Ce qui m’inquiète, c’est l’Armée de Terre. Nous doutons particulièrement d’Augusto Pinochet. L’idée est de le mettre au courant en dernière minute ; d’autres pensent qu’il ne faut pas l’inclure dans les plans. Nous avons déjà son remplaçant virtuel de toute façon. Je suis assez d’accord avec les seconds. Tu sais quelle est sa position ?

— Tu penses bien, mon cher Lucas, que la condition qui te permet de me parler avec tant de franchise, c’est que je me tais toujours lorsqu’on me confie des choses, que je ne le répète pas en bonne commère, que je ne joue pas les agents secrets pour m’offrir un peu d’aventure dans la vie, que je ne vais pas publier des livres de révélations, bref, que je suis de confiance. Et ce que je ferai pour toi, je le fais pour lui…

Augusto, je le rejoins plus tard. Il s’accroche à moi comme si j’étais son directeur de conscience. Voilà la servante de Thrace qui me trouve tout d’un coup moins poète, les pieds sur terre, finalement, et prêt à le conseiller. Ou du moins l’écouter :

— Je viens d’écrire une lettre au général Prats. J’espère qu’il peut se reposer tranquillement, maintenant.

Je n’arrive pas à savoir s’il faut y voir une trace d’ironie ou de reproche dans l’intonation du Commandant en Chef des Armées…

— Je n’ai pas trop envie de parler. Je ne sais pas quoi penser. La tâche est rude, Juan. Toute cette effronterie de la part des golpistes… Ils doivent être nombreux, se sentir très forts pour devenir aussi voyants… Les généraux les plus réfractaires aux régimes sont intouchables jusqu’à octobre… Mais que restera-t-il de ce pays en octobre à l’allure où nous allons ? Buvons.

— A l’agonie du Chili — levé-je mon verre.

— Non, voyons, pas de défaitisme ! Cette longue nuit australe prendra fin… Il y aura forcément une solution… Forcément.

Note juanesque

  1. Ne faites pas les étonnés, vous avez déjà croisé Lucas en 1. XIII §4 : « Lucas, un capitaine que j’apprécie beaucoup et avec qui il m’arrivait souvent, durant l’été 71-72, de jouer au tennis, avant qu’il ne soit muté à Talca ». Vérifiez.

    Vous voyez ? Vous ne faîtes attention à rien… Mais bon, c’était furtif, sur coup-ci vous êtes excusables. Cela dit, à chaque fois que nous allons quelque part ensemble vous êtes dans mes pas, vous me collez aux basques. Allez rencontrer du monde vous aussi, par vous-mêmes, lorsque je vous emmène quelque part où vous ne pourriez aller seuls. Ce n’est pas tous les jours que vous visitez le Chili de 1973 ! Profitez ! Emancipez-vous un peu de moi ! Prenez un peu votre autonomie. Ne me suivez pas comme un chien fidèle, faites-moi aussi quelques infidélités, ce n’est pas moi qui vais vous en empêcher. Me gênerai-je, moi, le jour où nous nous croiserons, de faire des choses dans votre dos ? Allez, lâchez-vous ! Promenez-vous dans le texte comme chez vous, explorez, soyez curieux, sortez de la visite guidée de carton-pâte pilotée par les officiels pour que vous soyez les idiots utiles venus faire du tourisme engagé, gentils manipulés qui chanteront à leur retour les gloires de l’URSS, de Cuba ou du Venezuela devant des parterres de nantis masochistes tout heureux d’entendre une fois de plus la chanson de l’Occident décadent et du capitalisme dépassé et agonisant.

    Au chapitre XVIII vous pouvez commencer un peu, à vous débrouiller par vous-même, non ? [Note clémente et amicale de Juan]

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