§12. Dans le Cajón de Maipo, au creux de la Cordillère, près de Santiago, quelque chose comme une heure de la ville, je n’ai pas fait trop attention car je discutais avec des camarades du groupe d’action. Nous nous sommes installés pour la nuit dans un camping bien rempli en ce week-end où l’été fait de la résistance. Lui aussi. Nous installons nos tentes au milieu de celles de gens que nous ne connaissons pas et n’avons pas vraiment le temps de fraterniser qu’il nous faut déjà partir marcher jusqu’à un endroit secret dans la montagne. Pour participer à des ateliers divers. Comme apprendre quelques techniques d’autodéfense, ce que j’ai choisi. Ou fabriquer des explosifs, des cours théoriques de guérilla, etc.

Le soir, retour au camping où la nuit est longue sur les bords de la rivière qui la traverse, et assez arrosée. Il fait bon, c’est agréable de se retrouver dans la nature, dans cette ambiance différente et plus relaxée. C’est le moment de discuter autour d’un feu, de manger, de boire raisonnablement, de faire un peu connaissance entre nous, même si chacun reste discret sur sa militance hors du groupe, et pour éviter que des oreilles étrangères ne trainent. Au fond, on ne sait pas qui sont ces gens autour de nous, et s’il a été choisi que nous restions en immersion dans le monde normal, plutôt que de nous isoler dans un campement qui, repéré, aurait pu être louche, cela implique quelques précautions. On joue de la guitare au feu d’à-côté, des filles légèrement vêtues gloussent, tous nos voisins sont jeunes et heureux. Il pourrait paraître tentant de se mêler à cette puérilité, de se laisser aller aux enfantillages, de se déshabiller pour sentir le vent nous lécher tout le corps dans un joyeux flot d’abandon, si je ne connaissais pas le côté sombre de ce genre d’existence… Et même si je me réveille un peu au désir et au jeu de la séduction dans cette histoire assez étonnante qui m’arrive au travail, avec cette lointaine collègue qui m’avait d’abord snobé, devant qui je me suis ridiculisé1 et qui maintenant me sourit, vient me parler des fois lorsque nous prenons des pauses cigarettes en même temps (et ça arrive bizarrement de plus en plus souvent, comme des rendez-vous informels qui se mettent en place….). Mais. La pente est encore forte et nous sommes loin du sommet. En dessous du vent, derrière les notes, au-delà du plaisir, il y a le destin du Chili à assurer, nous ferons la fête lorsqu’il sera temps. Il est indécent de rire au milieu des pleurs.

Le lendemain nous retournons aux ateliers, plus haut dans la montagne. Cette fois-ci je choisis le crochetage de serrure. La journée se passe ainsi dans l’effort agréable, en ayant l’impression d’apprendre des choses utiles.

Quelque peu avant de partir, dimanche en fin d’après-midi, nous sommes alignés en rangs d’oignons, dans une prairie isolée. Apparemment, comme le souligne le responsable, tous n’ont pas fait que parler politique hier soir. Il est assez énervé et sec :

— Un révolutionnaire ne se fait pas sucer dans un camping ! — nous dit-il tout en appuyant le mot « sucer », pour bien souligner que même la façon dont l’histoire lui a été rapportée n’a pas été digne d’un groupe révolutionnaire.

Tous les regards sont fuyants ou à terre, même si nous avons tous notre petite idée sur l’identité des personnes concernées. Personne évidemment ne les montrera du doigt, et il n’est pas question pour l’organisateur de faire un procès public. Certains sont jeunes ici, et le corps les travaille ; moi j’ai la chance d’avoir de l’expérienceet Natalia, même si elle est souvent absente, je sais qu’elle est et même physiquement seul et sans moyen de la joindre, je sens comme une présence rassurante. Je ne suis pas seul au monde. Alors je ne lancerai pas la première pierre à ces jeunes-là. Ni la deuxième. Même s’il est normal qu’ils entendent ce discours et se rappellent nos responsabilités et le but de notre fin de semaine ici.

Mon retour à Santiago est moins drôle encore. Lorsque je rentre dans la maison l’évier est plein de vaisselle en attente, la table sale, Tomás est encore devant la télévision aux images noires et blanches (voilà quelles dépenses passent les économies de bouts de chandelles) en compagnie de sa mère, pataugeant déjà dans la vie grise que lui promet son éducation s’il n’est pas capable de s’en sortir seul. Nous nous saluons à peine avec la mère, alors que l’accueil du petit est bien chaleureux. Je pourrais encore faire mille réflexions à cette femme avachie qui se plaint régulièrement de n’avoir le temps de rien, et le perd sans cesse à regarder des niaiseries que l’industrie de la décérébration lui fourre directement dans le gosier sans même qu’elle n’ait à le mâcher. Mais non, je ne dois pas voir ça, je dois être au-dessus bien au-dessus. Je préfère m’enfermer et écouter la radio, pour apprendre que Colo Colo a fait match nul contre l’Union Española en Copa Libertadores2, et aller me coucher sans plus penser à rien qu’à ma semaine à venir.

Notes

  1. En 1. V §6 et 1. VI §18, respectivement.
  2. Jean oublie de noter qu’en donnant leur premier point à leur compatriote, Colo Colo passe troisième et se met en difficulté, puisque Nacional a gagné contre Emelec dans le duel équatorien… Héhé, bien fait pour la bande à Caszely, et allez les bleus de l’Université du Chili ! [Note intempestive de Juan]

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