2. En descendant les escaliers Augusto Pinochet essayait de chasser cette idée de son esprit. « Lorsque je suis arrivé au dernier degré je n’y pense plus », tenta-t-il de se convaincre. Et pourtant, passé dans un autre couloir du Ministère de la Défense, l’idée continuait à le hanter. Le problème était qu’il n’y avait pas là qu’une simple idée, mais déjà un soupçon de reproche à son supérieur hiérarchique nommé depuis hier Ministre de la Défense. Il était 10h30 en ce 10 août 1973 et il sortait justement du bureau de Prats après avoir été nommé à sa place Commandant en chef par intérim des Forces Armées. Sa première vraie dissension depuis ces deux ans qu’ils travaillaient quotidiennement ensemble, dès les lendemains de l’assassinat du valeureux général Schneider. Mais tout de même, autoriser ces réunions à caractère politique au sein de l’Armée n’avait rien de bon. Certes, son chef espérait ainsi non seulement maintenir en vue ce « groupe des 15 », mais sans doute, secrètement, tenter de les faire adhérer à son projet …politique. Car, oui, le général Prats, au moins depuis qu’il avait été ministre une première fois en novembre, prenait goût à la politique. Dans son sens noble, soit. Il avait des projets pour le développement du pays, des idées, pratiques, sur tel ou tel point qui pourrait changer dans la société, mais, enfin, tous commencent avec des idéaux nobles et terminent pris dans des querelles de poissonniers à faire de la cuisine de moins en moins bonne. La doctrine Schneider n’était pas une doctrine pour temps normaux, où l’on ne demande de toute façon pas à l’Armée son avis en politique, elle était pensée pour ces temps-ci, où la société dans son ensemble est accrochée aux bras de l’Institution qu’il servait depuis si longtemps, chaque groupe idéologique tentant de la tirer là où il le voulait. Il fallait résister à cette tentation. Faire un pas en politique c’était mettre un pied dans un piège inextricable. Prats s’en rendait-il compte ? La création d’un groupe de réflexion politique, aux lendemains de la piteuse tentative de coup d’Etat de Souper ne serait-elle pas contreproductive à long terme ? Sans doute aurait-il été difficile de refuser à ces généraux de se réunir pour réfléchir à l’avenir proche du pays ; mais un soldat se doit de refuser même ce qui paraît impossible à combattre ! La volonté n’est pas tout à fait raisonnable. Sans doute Prats y voyait un moyen de créer une dynamique positive permettant au Haut-Commandement de réfléchir aux conditions de sauvegarde de la démocratie chilienne, quitte à élaborer un véritable plan économico-social, et mieux valait ceci que de leur laisser toute leur énergie à prendre les mesures de son tombeau, en cachette. Sans doute espérait-il que ces généraux se feraient à leur tour les apôtres de son idée de trêve politique et en défendraient d’autant plus les vues qu’ils les auraient faites leurs… Pourtant, ce rapport ne déboucherait-il pas sur l’inverse de ce que visait Prats ? A savoir que se voyant impliqués dans la réflexion politique, cette infime part de prise de position politique que, de fait, aucune Armée ne peut pas ne pas jouer, les généraux oublieraient la discipline et se permettraient à l’avenir de se croire en droit d’avoir des idées et de les exposer, piqués par le poison du pouvoir. Les subalternes ne doivent pas exprimer leurs idées au Chef, ils doivent éventuellement le conseiller ponctuellement lorsque celui-ci sollicite leurs lumières, mais ils doivent surtout lui faire confiance et respecter les ordres. Ou démissionner. Lui-même ne se permettait-il pas que de très rares réflexions politiques devant son supérieur, et pourtant ami, les deux hommes se faisant une absolue confiance ? Pourquoi d’autres généraux plus bas dans la hiérarchie se sentiraient-ils autorisés à franchir des limites qui lui-même respectait scrupuleusement ? Prats n’avait-il pas combattu avec force et mis à la retraite, lorsqu’il l’avait pu, durant ces deux dernières années, tous ceux qui outrepassaient leur devoir de réserve, ne serait-ce que par un salut volontairement omis, par des applaudissements trop chaleureux, une cordialité trop marquée avec tel ou tel homme politique ou parti ? Et puis le nouveau Ministre de la Défense n’avait-il pas péché par vanité ou excès d’assurance, en imaginant que le mémorandum qu’il les avait chargés de rédiger irait dans son sens, c’est-à-dire de modérer les ardeurs de l’Unidad Popular pour mieux les aider à avancer dans le temps ? « Temporiser pour mieux avancer », comme le voulaient les communistes, contre la ligne « avancer sans transiger » de l’aile gauche de la confédération de partis emmenée par Allende… Et de fait, les conclusions de leurs réflexions ne revenaient-elles pas à demander à Allende d’adhérer aux propositions de la Démocratie Chrétienne ?, chose inacceptable pour lui. Qui pouvait prévoir les effets pratiques et psychologiques d’un tel rapport politique écrit par des militaires, même officieux ?1

Prats s’en servait-il pour effrayer Allende et lui intimer d’imposer coûte que coûte à ses excités une discipline pour survivre ? Les généraux brandiraient-ils leur travail comme caution de leur attachement patient à la légalité lorsqu’ils viendraient un jour la protéger d’elle-même en la renversant ? Signe des temps, l’Armée de l’Air et la Marine, si réticentes en novembre à entrer dans le gouvernement, si pressantes pour que les leurs quittent le gouvernement dès le lendemain des élections du 4 mars 1973, n’avaient-elles pas cette fois-ci devancé l’Armée de Terre, donc Prats, dans le désir de s’unir à ce gouvernement « de sécurité nationale » ?, comme le qualifiait Allende. Non seulement y participer, d’ailleurs, mais y participer de moitié ou aux deux-tiers des membres, coup d’Etat sec vu récemment en Uruguay dont le commandant en chef légaliste écarta l’idée. Prats n’avait-il pas été mis devant le fait accompli, comme il venait de lui révéler, des attributions de ministère des autres Chefs de corps d’Armée, et ce jusqu’à la dernière minute alors qu’il eût été conforme à la mentalité militaire, pour ses subalternes de recevoir l’assentiment préalable de celui qui était encore leur chef avant de prêter serment ? Les nouveaux ministres émancipés n’avaient-ils pas croqué dans le fruit avec trop de plaisir ?

Et c’est moi maintenant qui vais devoir leur désapprendre le goût du pouvoir, maintenant qu’on leur a mis dans la bouche, très vite, avant qu’il devienne addictif… Comme si je n’avais pas assez à faire avec cette cellule de marins miristes découvert à Valparaíso et ces perquisitions trop brutales à Punta Arena, zèle de généraux sans doute trop droitiers, désireux de faire étalage de leur force aux upistes… Tous s’embrasent, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite politique, du nord au sud géographique, il ne manque plus qu’un complot de pingouins d’extrême-centre dans l’extrême sud ainsi qu’une pénurie de pisco à la frontière avec le Pérou et je suis dans la mouise sous toutes les latitudes…

Ainsi pensait le nouveau Commandant en chef par intérim des Forces Armées en ce 10 août 1973, à 30 jours de (devoir) changer de camp, et à 32 jours de brûler lui-aussi dans l’âtre de la trahison.

Notes

  1. Gonzalo Vial note [2002, p. 179] que Prats ne parle pas de ce « Comité des 15 » dans ses Mémoires, ce qui n’est pas totalement vrai. Page 423 on peut lire : « les généraux et amiraux concordent dans la nécessité urgente d’une trêve politique, exposent la nécessité d’appliquer diverses mesures du point de vue de la Défense Nationale. En tant que Commandant en chef le plus vieux, je leur signale qu’il serait bon qu’ils consignent leur pensée, listant les sujets qui touchent à la sécurité nationale, ce qui les préoccupent tant ». Le narrateur a retranscrit [1. XIV §13.2. ; Prats 1973, pp. 435-436] un extrait de Prats où l’on voit que, bien après la remise du rapport, enterré évidemment par Allende, les généraux avaient voulu continuer ces réunions, sans plus aucun but (officiel) précis comme les premières fois, et où on parlait politique, au grand dam de Pinochet. Certains auteurs ont fait de « Comité des 15 » une sorte d’antichambre de la conspiration, bras de l’hydre clandestine qui fomentait son complot contre le régime. Sans doute, mais il n’était pas si clandestin que cela, et Prats, le général légaliste et sans doute le plus proche d’Allende, lui a donné l’a pour ainsi dire créé lui-même… Cf. aussi González 2000, chap. XV.

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