Sommaire
§1. C’était à prévoir et j’avoue même qu’il m’aurait déçu s’il n’avait pas agi ainsi, mais Juan me donne du fil à retordre. Il écoute “Angie” des Rolling Stones en boucle sur le radiocassette, donc Dieu sait si c’est pénible de remonter la bande sans savoir exactement où l’arrêter, de réentendre ainsi cents fois la fin de la chanson précédente, et …
— Bon, Juan, je pense qu’on connaît la chanson, là, non ?
— Attends un peu, cela fait des mois que j’attends la sortie de Goats Head Soup! Peut-être que pour toi du haut de ta superbe achronie tu n’en peux plus d’entendre cette chanson vieille comme le monde, mais pour moi, en ce 09 août 1973, c’est tout nouveau !
— Ecoute, j’aimerais que tu mettes cette cassette, nous ne pouvons pas passer à côté de Los Jaivas, qui vont rester des monuments de la chanson chilienne. Je suis sûr que tu vas aimer “Mira Niñita”…
— Oui, oui, je connais. (Il la prend en grimaçant et l’insère dans la machine à la place des Stones.) Tu vois, j’aimais jusqu’ici parce que cela représentait un peu la liberté du mouvement hippie du coin, parce que ce groupe – comme les hippies en général – se tient en marge de la politique – si ce n’est du monde – et que je les respecte pour ceci (ou ai-je déjà dit qu’ils m’agaçaient ? Oh, un homme ne pense-t-il pas parfois tout et son contraire sur le même sujet, selon l’angle avec lequel il le considère ?). Mais si maintenant cette chanson devient un passage obligé du tourisme musical chilien pour éduquer les francophones, cela ne me tente plus du tout de l’écouter. Tu vas m’en dégoûter. On n’aime pas une chose en soi, mais pour ce qu’elle représente, notamment socialement. Tu sais d’où je sors ça ? Les Règles de l’art de Pierre Bourdieu ! Quoi ? Ça t’embouche un coin que je lise des sociologues gauchistes, hein ?
— Non, c’est très bien, bravo, je me pâme d’admiration. Ça m’ennuie juste que tu oublies que ce livre est de 1992…
— Oh tu es vétilleux ! On peut avoir lu Bourdieu avant même qu’il ait écrit ses ouvrages puisque ce n’est pas beaucoup plus que Marx avec un nouvel emballage…
— Juan, il y a quand même quelque chose qui n’est pas clair dans les chapitres V et VI.
Il me regarde d’un air étonné, un peu vexé que je lui coupe l’herbe sous le pied en refusant de sortir ma rapière du fourreau de l’indifférence face à ses provocations. Et d’accord, je sais, je suis passé du coq à l’âne mais on n’allait pas partir sur un débat sur Marx et Bourdieu, pitié ! Et puis le cours « techniques de transition » m’avait passablement ennuyé à l’université et je suis un adepte du style épuré du socialisme de ces années 70, comme le développe le « Groupe de Design Industriel » sous la férule de l’Allemand Gui Bonsiepe, au sein de la CORFO : droit, simple, concis.
— Ah. Il y a plus de dix chapitres, donc. Je pourrais te faire remarquer qu’il y a prescription, mais ça reviendrait à plaider tacitement coupable. Je ne sais pas ce que tu veux me reprocher mais je me sens au-dessus de tout soupçon, donc vas-y, Monsieur le procureur qui occupe son temps à me chercher querelle alors qu’il y a tant à raconter, tant de réunions secrètes, d’intrigues… Enfin, chacun est libre de perdre son temps comme il veut. Le lecteur jugera.
— Justement, c’est pour lui que j’interviens…
— Et il vous remercie ! (A toi, lecteur) N’est-ce pas ? (De nouveau à moi) Allez, allez, assez badiné, commence l’instruction !
— Soit. Gloria Gaitán vient s’asseoir à ta table le 06 février 1973 [1. VI §5] et vous parlez comme deux personnes intimes : vous vous tutoyez, tu sais même où elle travaille. Vous vous connaissez bien, et même bibliquement puisque tu révèles, non sans quelque forfanterie, qu’elle est même ta « maîtresse ».
— Oui, mais laisse la Bible de côté, s’il te plait, je n’ai pas besoin de dieux dans mon lit, à deux c’est déjà bien !
— Or, tu étais en vacances en France du 20 décembre 1972 au 28 janvier 1973. Du 29 janvier au 1er février 1973, tu t’occupes de choses et d’autres sans importance et tu achètes cette voiture dans laquelle nous sommes le 1ermars – achat(et sa rapidité douteuse) qui est un petit exploit alors puisque les délais d’attente pour obtenir ce bien s’est très largement allongé durant l’UP–, qui te fait régresser au stade de machiste de base, matérialiste, fier et vaniteux, une belle tempête de testostérone.
— Dis-donc ! De quoi je me mêle ? Je t’en prie ! Va au fait et épargne-nous tes commentaires !
— Le 3, après t’être engueulé avec les González du bas puis du haut, tu décides de déménager [1. VI §3] et t’occupes de mettre à exécution ta résolution jusqu’à ton départ, le 08 mars [1. IX §3].
— Eh bien, oui, …je n’aurais pas aimé te rencontrer en 1940 en France, toi !
— (Décidé à ne pas me laisser intimider par les insinuations de Juan) Or, Gloria Gaitán s’est installée en janvier 1973 à Santiago, période pendant laquelle, nous l’avons vu, tu n’étais pas là. Elle était auparavant en Colombie… Tu aurais donc connu cette femme charmante entre le 29 janvier et le 5 février, soit une huitaine de jours, où tu avais sans doute plus la tête à penser à autre chose qu’à vouloir séduire une femme…
— Je rêve ! Qu’est-ce que ça peut te foutre ce que j’ai dans la tête, on n’est pas à confesse ! Tu me fais un procès pour ça ! Pour une histoire de femme ! Une simple histoire de femme !
— Non, ce n’est pas une simple histoire de femme puisque la jalousie ressentie lorsqu’il devient évident qu’elle est (aussi) la maitresse de Salvador Allende, va conditionner ton envie de rentrer non pas dans l’Histoire (tu te tiens fortement à ton envie de te « dissoudre dans le Tout et disparaître en lui »)1, mais au moins dans ses marges, en refaisant de la politique au sein de la DC, te posant la question d’entrer dans la franc-maçonnerie pour avoir un accès à Allende que tu sais membre de la confrérie, et voulant te rapprocher de certains militaires pour tenter de connaître le Président que tu considères, à l’aune de ton nombril vexé, comme un séducteur concurrent – point de vue totalement réducteur, soit dit en passant. Bref cette simple histoire de femme, va changer le cours des évènements du roman…
— Et qui te dit que je ne l’ai pas rencontrée durant ces cinq jours, que ce fut un coup de foudre !
— Tu lui parles, le 10 mars [1. IX §4] comme à quelqu’un que tu connais bien. Car ta jalousie parait bien exagérée si c’est une personne que tu as connue six jours …avant de partir avec une autre pendant dix-neuf jours… ce que tu n’assumes pas à ton retour face à cette maitresse si importante, soit dit aussi en passant. Et en plus tu imagines que Gloria n’avait que ça à faire : attendre que tu daignes venir la visiter ? Et refuser les avances qu’un Président de la République lui faisait, par fidélité à un petit professeur d’université volage ?
— Gladys… (un soupir, puis se reprenant, résolu à ne pas réagir à cette mise en perspective peu flatteuse.). Bon ça suffit, trifouille ton propre nombril et arrête de tripoter le mien ! Et puis quoi ?, je ne peux pas m’embraser très vite pour une femme ? As-tu rencontré Gloria ? As-tu vu comme elle est intelligente, tout ce qu’elle dégage de beauté et de féminité ? Des femmes comme elle, on en tombe instantanément amoureux ! Il ne t’aura pas échappé que je cesse d’ailleurs toute activité politique ou mondaine lorsque je rencontre Helena qui est de la même trempe que Gloria… Et j’aurais pu la rencontrer auparavant en Colombie, ou ailleurs, connais-tu le détail de nos agendas respectifs des dernières années ?
— (Confondu) …Non. Mais c’est improbable.
— Et la magie de la vie ?, crapule rationaliste ! Et la poussière dans la machine, l’insoupçonné, l’incroyable ?
— Oui enfin quand même, soyons un peu réaliste…
— Et mourrons d’ennui ? Non, tu n’as rien dans ton dossier, rien, tout repose sur des suppositions, des préjugés ! Rien, rien, perte de temps, d’encre, de papier, quelle honte ! Tout ça parce que tu as rencontré encore plus haut que le Grand Ecrivant de cette histoire, non pas Dieu, mais Dieu à la puissance 2 : l’éditeur. Et qu’il t’a investi d’une mission. Tu es sûr que tu n’entends pas des voix ? Alors que tu avais déjà fait tes adieux : « j’ai postulé pour être le « je » de Saint Augustin ou le narrateur de Quatre-vingt-treize… » Ahahaha ! La mort de Didon, à côté, c’est le tout jeune Julio Iglesias à « Música libre » entouré de lolos efféminés et reprenant du Claude François en espagnol !
Remember me, but ah! forget my fate.
Henry Purcell, “Dido’s Lament” dans Dido and Aeneas [1689]
Chante-t-il, mal, lâchant le volant pour se mettre la main sur le front et mimer le désespoir qui devait être le mien lorsque je quittai ce texte…
— Juan, parlons sérieusement. Tu me déposeras à Curacaví, ensuite tu vas ou voir ton voilier et rencontrer tes amis de la Confrérie Nautique du Pacifique Australou à Valparaíso nous faire vivre le complot des militaires.
— N’importe quoi ! Personne ne doit faire du voilier en ce moment et c’est à Santiago que c’est le plus intéressant puisque à ce moment-là de l’histoire du Chili, il ne fait plus de doutes que la Marine et l’Armée de l’Air ont largement basculé dans le golpisme. C’est dans l’Armée de Terre que tout se joue puisque le n°1 et n°2, Prats et Pinochet, sont légalistes, secondés de leurs fidèles (Pickering et Sepúlveda pour le premier et Brady et Urbina pour le second), alors que le reste des troupes est totalement divisé… Prats redevient ministre demain, c’est dans la capitale qu’on va enrager de tous côtés ; et j’en reviens, de la côte, qu’est-ce que je vais y foutre à nouveau !?
— Non, c’est comme ça. Il faut faire des choix, j’ai pris mes décisions : tu restes sur la côte jusqu’au 17. Jean, de toute façon, est dans la capitale. C’est lui qui couvrira peut-être la grande coupure d’électricité du 13 (à 22h15 en raison d’un attentat). Je me garde tout ce qui se passe au niveau du Haut Commandement militaire et des ministères… Et puis je ne veux pas que Helena te poursuive – elle ne sera pas ton Elvire – et t’écarte de ce qui nous importe désormais pour ces 32 jours de dernière ligne droite qui nous séparent de l’apothéose, le dernier feu d’artifices, le grand tourbillon du 11 septembre ! (Que c’est bon de vivre de grands moments, Dieu nous garde de vivre en temps de paix !)
— Et Helena que devient-elle ? — me demande-t-il, visiblement sincèrement affecté.
— Elle est retournée, pleurante, chez son père qui l’a accueillie comme le fils prodigue et consolée. Il est évident qu’ayant perdu durablement la face dans la bonne société chilienne pour une passade d’un saltimbanque philosophe à ces heures, elle ne pouvait pas rester ici. Son père l’a envoyée en Allemagne où elle va entrer dans un conservatoire de Bonn. On l’a vue sourire à l’aéroport en partant, je pense qu’elle va bien, Juan, ne t’en fais pas.
— Elle ne me pleure plus… ah. Elle essayait de me reconquérir. Elle était admirable, forte et touchante. Je me disais… Et donc elle disparaît complètement ? Après avoir été tout, narratrice, ma future femme, la mère de mes enfants… la voilà disparue. Plus rien.
— Elle ne sera pas la seule à briller ainsi pendant son petit moment de gloire et à s’éteindre aussi rapidement. En 2013, c’est le lot commun des artistes, tu sais ? Ils se font un petit prénom, explosent avec une chanson et se dissolvent dans l’oubli, déjà remplacés par un plus fantasque, par une plus jolie.
— Elle est déjà partie en Europe ?
— Oui, oui, c’est plié. Oublions-la.
— Et donc c’est toi désormais le chef d’orchestre de tout ceci…
— Il faut sauver ce texte… On va suivre les évènements là où ils se jouent, toi et Jean devenez secondaires et au service de ces premiers.
— Il y avait un point de vue social, tu sais ?, dans l’idée de suivre cet épisode chilien à l’aune de quelques anonymes… tu veux désormais te focaliser sur les grands, nous refaire le coup du théâtre classique où seul ce qui se passe à la cour n’a d’importance ? Onvoulait contrebalancer la figure d’Allende le Destin, la Figure, le Grand Homme écrasant par son aura tous ces gens du peuple dont il ne se présentait pourtant que comme le simple porte-parole. Onvoulait parler des masses, de la rue, du peuple dans toute sa complexité, de tous ces gens qui font les cordons et le pouvoir populaire, et toi tu reviens avec ton point de vue réac, montrer au peuple gauche la fête du pouvoir, leur donner du spectacle politique où ils ne sont que les miettes qui tombent sous la table. Je suis fictif, petit gribouilleur, mais je suis le réel. Et, tiens, si jamais tu le croises, maintenant que tu fréquentes le grand monde parisien, canaille arriviste, tu feras dire au demi-frère de Laurent Binet que je ne suis pas un « élément à charge » !2
— Ya. Mais, nous suivions deux Français voyageantau Chili et une richissime jeune fille des beaux quartiers d’origine allemande. Seule Natalia est une vraie chilienne et encore, regarde ce qu’elle devient : la femme adultère. Je rechilénise cette histoire, Juan.
— Et tu ne crois pas que le fait que nous ne soyons pas Chiliens nous permettait d’avoir plus de recul que quelqu’un de trop engoncé dans l’affect familial, amical…
— Nous parlons du Chili, Juan. Marre de l’impérialisme colonial, ou néo-colonial de ces Européens qui viennent expliquer aux Chiliens leur histoire. L’histoire du Chili doit être racontée par des Chiliens. Leur pays est leur propriété commune.
— Et qui te dit que l’auteur, l’auteure ou les auteurs n’est ou ne sont pas Chilien ? Qu’en sais-tu ? Que t’a-t-il dit les fois où tu as eu des contacts avec lui, du temps où tu le servais servilement…
— Tout ça est dépassé ! Il était évident que l’écriture devenait manipulée par l’esprit de son temps, elle discutait avec les fossoyeurs de la culture et de l’enseignement et s’ouvrait à la vulgarité démagogique et abrutissante de son époque. Tout ça partait en vrille. Toi-même on ne te tenait plus, même s’il lui arrivait de refuser les idées les plus fantasques et stupides.
— Tencha ?3 Infâme connard !, tu m’avais dit que c’était « une bonne idée » mais que tu voyais l’éditeur pas assez « couillu » pour l’accepter, de peur des protestations… Raclure ! Hypocrite !
— Tu es tellement entêté dans tes bêtises et capable d’acte puéril, parfois, que je t’ai dit ça comme on divertit un bébé avec un joujou. Bon, je descends là. Toi, tu vas jusqu’à la côte. Je te préviens juste d’une seule chose : si je te croise à Santiago avant le 18 août [J – 24], il se peut que ta mort soit le dernier rebondissement de ce roman.
— De ce tex… (Il hausse des épaules à cette précision terminologique)
— Au revoir, Juan, soyez utile désormais. Si vous vous débrouillez bien, plutôt que de courir de lit en lit, vous arriverez à savoir quelque chose de ces 80 marins, qui, pour avoir prévenu des responsables de l’aile gauche de l’UP (Enríquez, Garretón, Altamirano), le 3, des préparatifs de coup d’Etat dans leurs rangs, sont torturés depuis six jours… Ils sont à peu près 200 emprisonnés en tout, vous saurez bien trouver une ou deux personnes impliquées pour intéresser le lecteur avec cet échauffement macabre, non ?
Bande sonore
Rolling Stones, “Angie”
Los Jaivas, “Mira Niñita”
Henri Purcell, “Dido’s Lament”
Notes
- Effectivement, j’ai dit ceci en 1. VI §22, pensant être seul au milieu de la nature et loin du monde où il y a toujours des désœuvrés pour fouiller partout… Morale : n’écrivez rien, tout sera retenu contre vous ! [Note de Juan]
- « 192. Je dis qu’inventer des personnages pour comprendre des faits d’histoire, c’est comme maquiller les preuves. Ou plutôt, comme dit mon demi-frère, (…) introduire des éléments à charge sur les lieux du crime alors que les preuves jonchent le sol », HHhH (2010), Paris, Le livre de Poche, 2011, p. 309
- Que l’état civil, qui a peu d’imagination, appelle aussi Hortensia Bussi Allende. [Note du référent historique]