§16. Salle des professeurs de l’Universidad Católica. 12 juillet. Je discute avec le même professeur d’épistémologie que mercredi et un juriste. Notre ami philosophe est toujours dans ses idées. Je vous fais grâce de tout le dialogue1, et passe directement à sa conclusion, très philosophique comme vous le constaterez :

— Il me semble que cela soit de toute nécessité. Ce n’est pas un défaut du degré d’efficience de nos méthodes et techniques actuelles : nous ne saurons jamais.

— Et pourtant l’histoire est remplie de déclaration de cette sorte, péremptoires, définitives et qui pourtant ne peuvent que faire sourire les générations ultérieures — ajouté-je.

— Oui, pourtant nous devons nous défendre de notre vanité et accepter de nous résoudre au mystère de la connaissance comme à l’idée d’une mer sans ports à ses bouts, sans même de rivages où s’arrêter…

Sans doute content de sa chute, il ramasse alors ses livres et nous salue.

Le juriste – c’est Jaime Guzmán, au fait, j’avais oublié que vous l’aviez déjà croisé,2 autant le nommer – muet, jusqu’ici n’en peux plus et se mêle à cette conversation :

— Vous êtes des gens bizarres, les philosophes. Effrayants, parfois malsains. Qu’on vous offre un paradoxe, vous jubilez ; qu’une vue demeure indicible, vous exultez ; cherchant la vérité, vous prenez un malin plaisir à la rendre inaccessible ; sans cesse il vous faut remettre en cause ce que d’autres ont fondé ; pendant que nous autres hommes de loi tendons à être efficaces, vous nagez dans tous les sens à la surface de votre pensée pour couler, une fois que les forces viennent à vous manquer ; et pourtant vous faites cela avec tant de mots poétiques, tant d’images et de chaleur, que c’est vous qu’on adore, qu’on adule, dont on aime s’embaumer les yeux et les oreilles ! Votre parole est un voyage dans un monde qui n’existe pas, univers parallèle, miroir déformant ou étendue liquide ondulée… Mais c’est nous qui tenons le monde et qu’on écoute à la fin, quand la lassitude a fait venir en notre antre tous ces gens qui ne vous ont pas sauvé de la noyade. Ça n’avait aucun sens tout ce charabia avec ton collègue, non ?

— Non ça en avait. Je ne sais pas pourquoi il fallait qu’il nous entretienne de ça aujourd’hui mais… de toute façon la philosophie est toujours inactuelle et superfétatoire, tu as raison. S’il te plait ne me conforte pas dans le scepticisme…

Et pour une fois c’est moi qui fuis ce démoralisateur…

Notes

  1. Le voici :

    — Même avec une confiance hyperbolique dans les pouvoirs de notre intelligence et de ses outils, il reste une borne qui nous fera toujours achopper. Elle se décline en deux faces. D’une part l’intellect ne saura jamais poser sur lui-même un regard introspectif ; en effet comment peut-il se regarder (de l’extérieur) sans sortir de lui-même ? Comment regarder ses yeux avec ses propres yeux ?

    — Dans un miroir — essayé-je pour relancer la conversation.

    — Encore faut-il être sûr de la fiabilité de cet outil ! Et puis ce recours aux yeux n’était qu’une image, j’aurais dû m’en passer ; c’est l’immatériel qui nous préoccupe. Je sens naïvement que je suis, j’ai une vague conscience de mon être. Je ne peux me connaître, c’est un point acquis. Dans l’incapacité de connaître le Même (parce que je n’ai pas l’intuition simultanée de deux réalités psychologiques – mon être et ce que je perçois de mon être – que je pourrais comparer) par moi-même, j’ai recours à l’Autre, je cherche à savoir si cet Autre apparent n’est qu’un exemplaire extérieur à moi du Même, donc de ce que je suis. Or comment peut-il me communiquer ce qu’il est puisque lui-même ne peut décrire cette expérience naïve qu’il éprouve de lui-même ? Comment reconnaître cette similitude si je ne sais même pas ce que je cherche ? Et même si par magie je pouvais dérouler le tableau de vérité de son être je n’aurais pas le référent intime (mon être) pour opérer cette comparaison. Evidemment, si je peux me connaître, alors tout change et je pourrais déduire de mon existence, celle de l’autre – mais l’inverse n’est pas possible. C’est un cercle.

    — L’autre face ? — souvenez-vous le professeur a dit que la borne se « déclin[ait] en deux faces », je suis, moi !

    — Celle de la connaissance du monde extérieure, appelons-le la Nature. Certes, j’ai reconnu que des lois guidaient comme dans un sillon toutes ces possibilités, et que rien ne se produisait au hasard. Je cherche à affûter ma connaissance et affiner mes lois imparfaites que j’ai réussi à dégager. Pour ce, j’ai construit un super engin capable de connaître à deux instants t1 et t2 l’ensemble de toutes les microparticules de l’univers entier. Machine formidable. Aussi grâce à la « photographie » de l’instant t1 et grâce à la connaissance parfaite de mes lois, je devrais connaître l’état de toutes ces particules à l’instant t2 (et évidemment à tous les instants du futur).

    Evidemment mes lois seraient capables de faire la conversion entre causalité matérielle et psychologique : comment un son, une odeur, un corps matériel peut agir sur le comportement d’un individu, même des rapports entre individus. Cette connaissance doit être parfaite puisque l’on sait que de très petites causes, peuvent produire, par amplification résultant de la complexité dans la co-implication des causes, un changement énorme dans l’effet… Mais tout cela est réalisé. Tout cela paraît idyllique et pourtant… il reste un problème de taille à résoudre : qui viendra « photographier » notre machine ?

    — Mettons qu’une autre machine soit placée à côté et qu’elle se déclenche simultanément. La première machine photographie l’univers entier (y compris l’autre appareil) moins elle-même. L’autre ne photographie ne fait que combler le manque : elle ne photographie que la première machine. A posteriori, en regroupant les informations contenues dans les deux « photographies » cette connaissance parfaite du monde est reconstituée. La connaissance de l’instant t1 est possible, celle de l’instant t2 comme révélateur qui nous permettra de savoir si nos prévisions étaient bonnes.

    — Bon, admettons. Ainsi nous connaissant grâce à nos lois (vérifiées par l’instant t2) passé et avenir. Rien n’est dû au hasard, donc nous trouvons dans chaque particule de l’état passé de l’univers l’indice de cet instant où nous déclencherons nos deux appareils, celui où nos calculs étant achevés nous connaissons le futur. Ce futur, qui d’ailleurs n’en est plus un, c’est une sorte de présent anticipé qui se déroule à notre intelligence (évidemment notre intelligence, ou la machine qui la supplée doit aller bien plus vite que le temps lui-même, c’est un détail non-négligeable), nous connaissons notre vie, notre mort, les chiffres gagnants des concours… mais nous ne pourrons les jouer puisque il a été dit que tout était déterminé par les lois, et que la connaissance du passé impliquait celle du futur. Nous voici avec une connaissance qui ne nous sert pas, qui est totalement inutile. Or, une fois cette connaissance possible, rien pourtant ne m’empêche physiquement de changer le cours des choses, comprenons la chose : si je possède cette connaissance, je la détruis.

    Si je connais l’avenir, le fait que tout soit écrit d’avance s’avère faux… L’unité de cette double impossibilité de connaître l’intimité de la nature, c’est que nous en faisons partie : on ne peut connaître le fleuve sans en sortir, on ne peut sortir du fleuve. On ne peut sortir de soi-même, on ne peut sortir de la Nature. Seul Dieu sait, si tant est qu’une conscience quelconque (et celle d’un dieu fait autant problème qu’elle ne résout des questions).

    On ne connaîtra jamais.

  2. En 1. V §1 et en 1. IX §23 [Note de la commission de vérification des dires dans le texte]

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